Le professeur en vacances

Publication : mercredi 25 avril 2018

 

Un appel à textes steampunk. Petite inspiration chez Ramuz…

 

La vache tremblait, agitait ses oreilles. Elle tentait de prendre la fuite et le berger devait déployer toute sa persuasion pour la maintenir. Le professeur Rigaux s’approcha avec précaution : il n’avait pas imaginé l’animal aussi massif. Il examina un œil.

« Vous y voyez quelque chose ?

 Les pupilles me paraissent dilatées.

 Ce qui signifie ?

 Rien de particulier. »

Il poursuivit ses observations en silence : muscles crispés, respiration saccadée. Il craignait de laisser transparaître son ignorance : il n’avait rien d’un vétérinaire. Il soupira discrètement, demanda :

 Quels sont les symptômes ?

 Pardon ?

 Comment l’animal se comporte-t-il ?

 Étrangement. Elle meugle beaucoup, elle s’agite, elle ne mange plus. La production de lait a chuté.

 D’accord. Autre chose ?

 Je ne sais pas. Il faut demander au boûbe. »

Devant le regard interrogatif du professeur, le berger daigna préciser :

 Le gamin, le boûbe ! »

Comme s’il s’agissait d’une évidence. Ces campagnards parlaient une langue primitive, leur français était truffé d’erreurs et de vocabulaire exotique. Sans parler de leur accent.

Il fit une dernière fois le tour de l’animal. Ses jambes fatiguées le suppliaient de leur accorder grâce. Elles auraient aimé du repos, elles n’avaient pas l’habitude de pareilles sollicitations. Il s’étonnait d’ailleurs de tenir encore en équilibre.

« C’est bon, vous avez fini ?

 Je pense avoir vu ce que je désirais. Je vais retourner… interroger le… »

Quelques soucis de vocabulaire. Comment nommer cette cabane d’alpage ? Et quel nom avait-il donné au jeune berger ? La fatigue lui obscurcissait l’esprit. Peu importe, le paysan ne semblait pas y prendre garde. Il clopina sur l’ébauche de chemin que les sabots avaient creusé. Il s’appuyait lourdement sur sa canne, dont la pointe ferrée s’enfonçait dans le sol. Jusqu’à présent, elle semblait tolérer ce traitement inhabituel.

Le jeune garçon lui facilita la tâche en venant à sa rencontre.

« Alors, monsieur ?

 Pourrais-tu me décrire le comportement des animaux ?

 C’est comme si elles étaient devenues folles, monsieur, elles courraient n’importe où, elles regardaient bizarrement aussi. Et elles meuglaient ! Et aussi elles ne broutent presque plus.

 As-tu observé leurs yeux ? Leur respiration ? Les battements de leur cœur ?

 Non. Pardon, monsieur.

 Quel dommage. »

Le soleil commençait à disparaître derrière un pic rocheux, la lumière accentuait les reliefs et donnait au panorama un aspect irréel. Urbain Rigaux frissonna. Que faisait-il là, loin de son confort, à s’occuper d’animaux qui ne l’intéressaient pas ?

« C’est un prêtre qu’il nous faut, rien d’autre ! »

L’homme qui venait de parler était un vieillard. Des yeux perçants, une peau en parchemin froissé, une barbe hirsute et plus de doigts que de dents.

« Ferme-la », répondit-on.

Le dénommé Martin, qui semblait être le chef. C’était lui qui s’était chargé de faire les présentations.

Le vieillard s’entêtait :

 Je vous dis, c’est le diable, il n’y a rien à faire. »

Il se signa à plusieurs reprises.

« Eh, on est pas à Sasseneire ! Tu crois encore aux malédictions ?

 Et pourquoi pas ? À Sasseneire, c’était quoi, sinon le diable ?

 Le diable, l’esprit de la montagne… Je n’y crois pas. Il y avait une explication. N’est-ce pas, professeur ?

 J’ignore de quoi vous parlez, mais je suis de toute manière peu enclin à admettre les causes religieuses avant d’avoir exclu toutes les alternatives.

 Tu vois ! »

Ils évoquaient les alpages et leurs histoires, entre légendes et faits réels. Plus l’éducation était faible, plus les racontars étranges se répandaient. Ce n’était pas une nouveauté, Urbain Rigaux était habitué à chercher la vérité que cachaient ces contes campagnards. Un travail méticuleux et méthodique : recouper les différentes versions, séparer les enjolivures du récit primitif, retrouver les témoins.

 

 

La nourrice des Rigaux lisait des histoires aux trois enfants avant qu’ils ne s’endorment. Les deux sœurs d’Urbain aimaient les princes et les princesses ; pour sa part, il préférait les monstres. À l’origine, il s’agissait uniquement de contrarier ses aînées : elles se plaignaient d’avoir du mal à trouver le sommeil après avoir écouté ces récits.

Au fil du temps, elles avaient fini par trouver les ogres et les loups moins épouvantables ; la passion d’Urbain, cependant, était restée. La fée et la matre, l’ogre et le farfadet, le basilic et le bécut, toutes ces créatures mystérieuses l’émerveillaient. Pour cette raison, dès que les journaux en avaient fait mention, il avait suivi avec grand intérêt le développement des recherches sur les cryptides. Les premières enquêtes avaient fait les manchettes, à commencer par celle de Jacques-Émile Hardy, le pionnier de la discipline, qui avait abouti à l’observation de l’ogre des Ardennes.

Alors étudiant, Urbain avait prêté foi aux travaux du scientifique ; il avait défendu ses recherches alors que toute la presse du pays s’en moquait. Il avait participé à la chasse à l’ogre qui avait réhabilité le grand homme, et, depuis, il avait suivi avec intérêt toutes les histoires de monstres dont la France regorgeait. Après avoir été assistant du professeur Hardy des années durant, il avait obtenu une chaire de biologie à la Sorbonne. À tout juste quarante ans, il était arrivé à l’apogée de sa carrière.

Quel écart séparerait le zénith du crépuscule ? Arrivés à un certain âge, les professeurs aiment prendre des airs et croire qu’il suffit d’en imposer pour être respectables. Les étudiants s’en plaignent et s’en moquent, le décanat les pousse discrètement vers les oubliettes de l’université. La seule méthode pour retarder le déclin était d’entretenir la passion.

Urbain Rigaux pensait que quelques vacances attiseraient sa flamme. Cette décision, il l’avait longuement mûrie, puis il avait planifié son voyage avec soin. Pour commencer, il devait s’éloigner de Paris. Il s’était d’abord rendu à Genève, où un collègue l’avait hébergé quelques jours. Puis il avait poursuivi sa route, longeant le Léman puis remontant le Rhône jusqu’à Lavey, une station thermale dont la réputation naissante était élogieuse.

Sa première opinion avait été plus que mitigée. Lorsque le train avait quitté les rives du lac et s’était engagé dans la plaine du Rhône, la perspective était devenue étroite entre les chaînes de montagne. Depuis sa banquette, il n'apercevait que des pics rocheux, des pentes abruptes et des falaises. Sur les coteaux poussaient quelques maigres ceps, comme un souvenir des magnifiques vignobles du Lavaux. Le soleil frôlait les sommets ; sur sa droite la vallée était déjà plongée dans l’ombre. L’après-midi était à peine entamé.

Alors que le train ralentissait et entrait en gare d’Aigle, il se demanda quelle direction il emprunterait pour parvenir à Bex. Il sentait que le terminus était proche : les montagnes barraient l’horizon, la vallée était un cul-de-sac. La locomotive siffla et repartit. Il pouvait contempler les pans de roche grise, souvent verticaux, taillés à la hache par des géants. Cette nature violente et tourmentée le fascinait et l’effrayait tout à la fois ; il espérait que le lieu où il séjournerait serait plus paisible.

À Bex, il descendit du train. L’air était frais pour la saison, une partie de la bourgade était plongée dans l’ombre ; l’après-midi était à peine entamé. Le cocher qui l’avait abordé avait le cou déformé d’un goitre de forte dimension, un bourrelet violacé qui tressautait au rythme de sa marche.

L’intérieur de la calèche était sombre et sentait fort l’écurie. Il s’installa tant bien que mal sur l’étroite banquette de bois, dont la seule qualité était d’exister. Le chemin, ponctué de nombreux nids de poule, semblait mener droit à une montagne. Arrivé à son pied, la route évitait l’ascension et longeait la rive ; après un virage, un défilé apparut. Les deux chevaux s’y engagèrent, gravirent une petite pente et le véhicule déboucha sur une plaine plus étroite que la précédente. La vue n’avait pas changé : un horizon bouché par des rangées de montagnes monstrueuses. Il maudit cette idée qu’il avait eue de venir s’enterrer aussi loin de Paris.

Ses yeux s’étaient habitués à la pénombre et il remarqua qu’un crucifix était fixé aux planches face à lui. Il dansait au rythme des cahots, ondulait autour de son clou. Ce symbole chrétien lui parut incongru. Comme la majorité de ses collègues, il considérait que la modernité s’accommodait mal de la religion. Il croyait en un avenir que circonscrirait ces superstitions et mettrait l’accent sur la science. Comment pouvait-on juger plus utile de prier le ciel que de contrôler la nature ?

La solitude, l’ennui et l’inconfort lui donnaient envie de rebrousser chemin. Une nouvelle fois il se maudit d’avoir ressenti l’envie de quitter la ville. Sa santé, qui n’était qu’un prétexte, ne justifiait pas qu’il suive une cure.

 

 

La localité de Lavey était sise sur le flanc d’une colline, dans la lumière. Le bois des maisons était noir comme s’il avait été léché par les flammes. De manière surprenante, la calèche quitta le village par le sud et longea des champs serrés entre l’eau et la montagne. Enfin elle arriva dans la cour d’un long corps de bâtiment. La façade, moderne, évoquait les maisons bourgeoises de Paris. Le cheval s’arrêta, le professeur attendit que la porte lui soit ouverte, avant de se résoudre à faire le travail lui-même.

Une femme en livrée vint à sa rencontre, l’invita à entrer et le guida dans la bâtisse. Les couloirs, peints en blanc, étaient chichement décorés. Peu de tableaux, quelques trophées de chasse, des bouquets de fleurs séchées.

Elle le conduisit à la grande salle, d’où s’élevaient des parfums appétissants. Le repas auquel il fut convié était curieusement appelé le souper. Par chance, il n’était pas question que de soupe : on lui servit aussi de la saucisse et quelques légumes, puis du fromage. Il ne connaissait pas les spécialités locales, qu’il découvrit avec plaisir. La fatigue le surprit à la fin d’une pièce de l’Etivaz ; un serveur le conduisit à sa chambre, dans laquelle sa malle avait été déposée. L’ameublement de bois massif était sobre, le lit semblait confortable. Un crucifix pendait au-dessus du chevet. Il n’était pas d’humeur à s’en offusquer : avec le ventre plein, il se sentait plus à son aise et se réjouissait de découvrir les bains.

 

 

Sur l’alpage, le souper était composé d’une potée, de fromage frais et de viande séchée. Urbain Rigaux était affamé, il mangea avec entrain. La fatigue l’accablait, il ne s’offusqua pas lorsqu’on lui désigna l’endroit où il devrait dormir : un vulgaire tas de paille dans lequel les bergers avaient déjà creusé leur couche. Tout lui aurait semblé confortable.

Il n’avait pas prêté attention aux activités de la soirée, il avait demandé à se retirer. Pourtant il ne parvenait pas à trouver le sommeil, son étrange journée lui revenait en mémoire. Difficile de croire qu’il se soit levé à Lavey, dans la plaine. L’ascension jusqu’à Morcles, il l’avait faite en compagnie du marchand fribourgeois. Ce dernier, malgré son embonpoint et son encombrante moustache, gravissait la pente sans effort, la foulée régulière. Il était même capable de faire la conversation. Essoufflé, le professeur ne répondait que par monosyllabes.

« Il était pas mauvais, ce petit alcool. Rien de tel qu’une petite promenade pour se remettre, n’est-ce pas ?

 Oui.

 Vous êtes citadin, c’est pour cela que vous n’avez pas de santé. C’est comme ça : c’est la campagne qui fait la force du pays. C’est pareil en France, je suppose. »

Le souffle rauque d’Urbain Rigaux était en soi une réponse éloquente.

« C’est ce que les gens des villes ont du mal à comprendre : c’est la campagne qui fait la force de la Suisse. Les paysans, les gens simples. Déjà à l’époque, lorsque vos rois faisaient appel à nos mercenaires, c’est à la campagne qu’ils recrutaient. Pourtant, ce sont les villes qui veulent décider. Pas étonnant qu’on se soit révolté. C’est la même chose partout, n’est-ce pas ?

 Apparemment.

 Alors quand en plus la religion s’en mêle, le conflit est inévitable. Et maintenant, la guerre a été gagnée par les autres. Vous savez ce que ça va donner, toute cette histoire ?

 Non.

 Maintenant c’est à Berne que tout va se jouer. Ils nous ont promis un accord, mais ils ne vont pas faire de concessions. Alors que voulez-vous qu’il advienne ? »

Les questions étaient pour la plupart rhétoriques. Urbain Rigaux s’abstenait de donner son avis. Cette tactique était la bonne : le marchand se montrait satisfait et continuait sa démonstration. Qui, d’ailleurs, se montrait passablement absconse, puisqu’il affirmait que l’entente était impossible sans pour autant envisager une séparation du pays.

Ils étaient arrivés à Morcles en fin de matinée. Ils mangèrent avec un groupe de paysans, sans qu’il soit question d’un quelconque écot. La présence du professeur ne soulevait aucune question, il fallut attendre que le marchand demande si quelqu’un pouvait l’accompagner à l’alpage pour que l’on semble remarquer son existence.

« Je peux lui montrer le chemin », proposa une jeune fille.

Ils se mirent en marche aussitôt le repas terminé. Elle était plus agile que le marchand, elle bondissait de pierre en pierre avec légèreté.

Après avoir franchi un gué, Urbain Rigaux se rendit compte qu’il ne pourrait pas rentrer à Lavey avant la tombée du jour. Il demanda :

 Penses-tu que l’on pourra m’héberger à Morcles pour une nuit ?

 Vous n’êtes pas encore à l’alpage. Il vous faudra dormir sur place. »

Il était surpris mais n’en avait rien laissé paraître. Après tout, il recherchait de l’aventure, il en avait. Il était trop tard pour se plaindre.

Elle avait rebroussé chemin peu après, il avait terminé son ascension seul. Péniblement, à pas lourds. Il avait été accueilli par un chien, suivi de près par un garçon. Ce dernier porta un sifflet à sa bouche ; avant qu’un son n’en sorte, l’animal repartit ventre à terre en sens inverse. Urbain Rigaux s’approcha.

« Bonjour, jeune homme !

 Adieu ! Vous venez pour les bêtes, c’est ça ? »

Il n’attendit pas la réponse, il suivit les traces du chien. Lui aussi était incroyablement agile alors que le professeur peinait à aligner deux pas. Sur un replat, une masure recouverte d’ardoises apparut. Un homme de grande taille vint l’accueillir.

« Martin », dit-il en lui serrant la main.

« Urbain Rigaux, professeur.

 Eh bien, on peut dire que vous arrivez à point. Suivez-moi, on va faire vite avant la nuit. »

Les vaches du troupeau, expliqua-t-il, avaient un comportement anormal et la production de lait s’en ressentait. En tant qu’homme de science, il incombait au professeur de trouver une solution. Bien qu’il ne connaisse rien aux bovins, il avait accepté : une question d’orgueil.

 

 

L’eau était plus chaude qu’il se l’était imaginé. Sous son effet, le corps était envahi d’une intense langueur qui modifiait la perception du temps. Les préoccupations du quotidien s’en étaient allées, il n’avait plus d’attention que pour les signaux que lui envoyait son organisme. Parfois il se perdait dans la contemplation des montagnes, parfois il s’intéressait à ce qui se passait autour de lui, parfois il se contentait de profiter.

Le soir, après le repas, il se rendait au fumoir, une pièce boisée du sol au plafond, uniquement meublée d’une table et de deux bancs. Rien à voir avec les salons qu’il avait l’habitude de fréquenter. C’était là que se réunissaient les pensionnaires des bains, mais aussi quelques notables en provenance du village. L’instituteur, un homme sec à la mine sévère, aimait parler de politique avec un large moustachu en costume, un marchand originaire d’une autre région. Tout cela semblait bien compliqué. Le système politique était particulièrement exotique, il était question de cantons ruraux et urbains, de conseils de tous genres, le tout émaillé de termes inintelligibles. Il crut d’abord qu’il s’agissait de patois ; pourtant, les consonances n’étaient pas les mêmes. La langue que parlait la population semblait voisine de celle des paysans de Provence alors que le vocabulaire politique avait des sonorités germaniques.

À l’autre bout de la table, quatre personnes jouaient aux cartes. L’un d’entre eux, un anglais, était conseillé par les trois autres. Malgré cette assistance, ses choix suscitaient bien souvent des commentaires amusés ou irrités.

Plusieurs soirs d’affilée, il conversa avec un vieux monsieur en cure depuis quelques semaines. Il avait fait fortune avec le commerce de toile pour les aéronefs : à ses dires, tout le secret était de fabriquer un matériau léger, de bonne qualité, étanche, mais surtout résistant au feu. Aucun spectacle n’était plus triste que de voir ces géants des airs s’abîmer à la suite d’une malheureuse étincelle. Son enthousiasme était contagieux, il donna envie au professeur de voyager en dirigeable. En plus d’incarner plus que tout autre engin la modernité, ce moyen de transport serait à coup sûr plus excitant qu’un morne trajet en train, à peine ponctué par le sifflement de la locomotive. Le rail avait un effet sédatif qui empêchait de profiter du paysage.

 

 

Après quelques jours d’infusion, Urbain Rigaux commençait à trouver le temps long. Il s’était rapproché du gentleman anglais, dont la discrète compagnie lui plaisait. Tous deux, ils dissertaient des étranges coutumes de ce pays. Ils étaient pourtant conscients que chacun, en visite chez l’autre, décèlerait autant de bizarreries, mais ils ressentaient comme une fraternité de gens de la ville confrontés aux campagnes profondes.

Les goitres étaient un de leurs sujets favoris. Aucun d’eux ne comprenait pourquoi ils étaient si fréquents dans cette région. Une question d’hérédité peut-être, ou, comme il l’avait suggéré, de coupables contacts avec des créatures monstrueuses. Il ne connaissait pas d’autre animal porteur de pareil appendice que le pélican ; cette question occupait ses réflexions sans qu’il ne puisse se faire un avis. De manière plus générale, il s’interrogeait sur ce bon air de la montagne que l’on n’avait cesse de lui vanter. Il n’avait jamais vu une telle proportion de malingres, d’édentés et de goitreux. La ville, malgré son air vicié, lui paraissait plus saine.

Malgré toute sa bonne volonté, l’oisiveté lui pesait. Un jour avait suffi à le reposer, après deux autres il s’était senti ressourcé ; tout le reste n’était qu’un luxe inutile. Il avait hâte de retrouver son bureau, ses étudiants et ses petites habitudes. Il en riait, pourtant il constatait à quel point ces rituels étaient importants à ses yeux.

Par bonheur, les soirées étaient nettement plus mouvementées. À mesure que le temps passait, des groupes s’étaient formés : d’une part les citadins étaient opposés aux provinciaux, d’autre part les croyants faisaient front commun contre les partisans de la laïcité. Le professeur Rigaux se trouvait comme de juste dans le camp des modernes ; il était un protagoniste important de ces joutes, tout comme l’instituteur ou le marchand. Ce dernier, sous ses airs bonhomme, avait une force de conviction peu commune. Avec son parler simple et son fort accent, tout ce qu’il disait sonnait authentique. Le professeur, de son côté, amusait l’assemblée avec sa rhétorique et ses effets de manche ; ce qu’il présentait comme un progrès passait souvent pour contraire au bon sens. Il se sentait mal à l’aise face à cette absence de nuances, à ces vérités brutes et forcément incomplètes. Sans oublier le fait que sa spécialité attirait les quolibets. Lorsqu’il avait parlé de cryptides, chacun s’interrogeait. À mesure qu’il avait expliqué en quoi consistaient ses recherches, les liens qu’entretenait sa spécialité avec les superstitions campagnardes, des sourires moqueurs s’étaient dessinés. Il en était coutumier, mais le fait que ces ignorants remettent en doute ses connaissances le vexait tout de même.

Urbain Rigaux peinait à trouver des failles chez ses adversaires. Le marchand, son principal contradicteur, témoignait d’une intelligence obtuse, d’une grande ignorance en matière de géographie et de sciences, d’un profond manque de culture ; le tout formait un bloc inamovible. Seules ses vérités comptaient : il venait du canton de Fribourg, il était là pour négocier du fromage, il était fervent catholique, il déplorait que la Suisse toute entière ne soit pas bâtie à son image.

Bien que l’instituteur ait un avis plus nuancé que le marchand, il restait très critique à l’égard des citadins. Il déplorait que le bon sens les ait quittés, qu’ils s’entichent de grands projets et abandonnent la simplicité. La relation qu’il entretenait avec Urbain Rigaux était conflictuelle, mais aussi teintée d’humour. Difficile de savoir sur quel pied danser avec cet homme qui semblait prendre plaisir à asséner des énormités avant de proposer des analyses nettement plus subtiles. Une chose était certaine, il ne portait pas la religion en son cœur. En matière de politique régionale, les connaissances du parisien étaient trop faibles pour se forger un avis.

 

 

Les explications arrivèrent le dimanche. Alors que les cloches sonnaient au village, l’instituteur fit son apparition dans le bassin. Il rejoignit le professeur et son acolyte anglais.

« Vous n’êtes pas à la messe, à ce que je vois.

 Vous savez, répondit le gentleman, je ne pense pas être en mesure de suivre un service religieux. »

Son excellent vocabulaire suffisait à prouver le contraire, cependant l’instituteur approuva.

« Vous ne croyez pas si bien dire. La population d’ici parle encore le patois.

 Vraiment ?

 Rendez-vous compte : certains des enfants que je reçois ne savent pas trois mots de français. C’est à l’école qu’ils les apprennent, pour autant qu’ils y aillent. »

Après un silence, il enchaîna :

 La ville a cela de bon que ces pratiques y disparaissent. Sur ce point, je ne peux m’empêcher d’être d’accord avec vous : ces coutumes que l’on nous vante constamment appartiennent à un autre temps. Nous sommes au dix-neuvième siècle, que diable !

 Vous appartenez donc aux progressistes, si je comprends bien.

 Si je devais choisir entre les traditions et le progrès, je pense que je serais progressiste. Mais je n’envisage pas les choses sous cet angle : la Suisse est un pays pauvre. Certains y voient là une fatalité, d’autres croient que cet état de fait peut changer.

 La politique suisse me paraît bien compliquée.

 C’est un parisien qui dit cela ? N’avez-vous pas fait la révolution pour chasser votre roi, le remplacer par une démocratie, d’où vous avez sorti un empereur, qui, après sa destitution, a été remplacé par un roi ?

 C’est un raccourci grossier, mais toutefois exact. Cependant les choses évoluent.

 J’ai appris que Louis-Philippe avait cédé sa place à une nouvelle démocratie.

 L’actualité est plutôt mouvementée. Si, il y a une année encore, j’avais pu hésiter avant de quitter Paris, mon choix s’est trouvé renforcé.

 Ne craignez-vous pas de perdre votre poste ?

 J’ai une grande confiance en nos institutions : l’Université comme l’État savent reconnaître les hommes compétents. La populace, elle, est soumise à toutes sortes de mouvements d’humeur.

 C’est une manière de voir les choses. Vous êtes royaliste ?

 Louis-Philippe a parfois été maladroit, mais nous allons tous le regretter.

 C’est maintenant mon tour de trouver votre politique étrange. Avoir le pouvoir d’influencer son destin, n’est-ce pas magnifique ?

 Vous faites donc de la politique ?

 Nous en faisons tous à notre manière : certains dans leur famille, d’autre dans leur village, d’autres encore au niveau cantonal. Prenez notre marchand : il est membre du conseil d’État de son canton !

 Je comprends mieux sa passion pour la chose politique. Cependant, faute de connaître certains termes, j’éprouve des difficultés à suivre vos conversations. »

L’instituteur leva les yeux au ciel et soupira.

« Pour que vous compreniez de quoi la Suisse entière parle, vous n’avez besoin de comprendre qu’un seul terme : le Sonderbund.

 De quoi s’agit-il ?

 Je vous l’explique volontiers, à condition que vous me fassiez une promesse. Jurez sur tout ce qui vous est cher que vous n’aborderez jamais le sujet avec un Suisse.

 Pourquoi donc ?

 Il est question de guerre civile. Tout est encore très frais, surtout dans notre région. Vous ne parleriez sans doute pas de Lamartine à n’importe quel Français.

 Je comprends. Le sujet est brûlant.

 C’est bien cela. Sommes-nous d’accord ?

 Je promets de ne pas aborder le sujet.

 Et moi de même, ajouta le britannique, qui était resté en retrait.

 Fort bien. Pour faire simple : il s’agit d’une vieille rivalité entre les villes, progressistes et protestantes, et les campagnes, conservatrices et catholiques. Dernièrement, les cantons catholiques ont conclu une alliance, le Sonderbund, ceci dans le but de défendre leurs intérêts et de lutter contre la centralisation du pouvoir. Ils ne voulaient pas que les décisions leur soient imposées.

 C’est compréhensible.

 La guerre a éclaté, des armées se sont constituées. Le Valais en a fait partie, ainsi que Fribourg.

 Notre marchand en est donc partisan ?

 C’est exact. Le long du Rhône, la situation est particulièrement tendue : le Valais a fait partie du Sonderbund alors que Vaud en a été l’adversaire. Bex, et Lavey par ailleurs, se situe dans le canton de Vaud, Saint-Maurice, de l’autre côté du Rhône, en Valais. Les troupes fédérales s’étaient établies à Bex et les troupes valaisanes à Saint-Maurice.

 Je n’ai pas observé de traces de destruction.

 Les batailles n’ont pas eu lieu dans la région, mais autour de Lucerne et Fribourg. Alors que le conflit était en train de se déplacer sur ce front, le Valais a capitulé. »

La discussion se poursuivit, les deux étrangers furent initiés aux subtilités de la politique Suisse. En échange, ils renseignèrent l’instituteur sur la situation dans leurs pays respectifs. Le soir venu, Urbain Rigaux constata avec plaisir qu’il était en mesure de suivre les conversations.

 

 

L’inactivité était pesante. Le professeur, après avoir constaté qu’il s’ennuyait ferme, s’était cherché une activité. Aucun établissement culturel dans les environs, pas même une bibliothèque. Faute de mieux, il se promena le long du fleuve. L’eau verte et tumultueuse n’était pas propice aux rêveries. Les montagnes l’inspiraient davantage : de l’autre côté de la vallée, au-dessus des falaises, il distinguait une construction. Un corps de ferme, probablement. Il devait aussi y en avoir sur sa rive, mais impossible de distinguer quoi que ce soit.

Après le souper, il se rendit au carnotzet, conformément à ses habitudes. Il commençait à se familiariser avec le vocabulaire local. Les bouteilles et les conversations étaient déjà entamées.

Lorsque l’occasion se présenta, il demanda quelles étaient les distractions de la région. Après un silence éloquent, quelques propositions furent faites. Il pourrait se rendre à Bex et visiter les mines de sel. Était-ce intéressant ? Personne n’en savait rien.

« Vous pourriez aller voir la grotte aux fées », proposa quelqu’un.

« De quoi s’agit-il ?

 D’une grotte, au-dessus de Saint-Maurice. Si vous demandez au chanoine, il sera sans doute ravi de vous faire visiter.

 Je doute que Monsieur le Professeur soit ravi à l’idée de parler à un religieux, intervint le marchand.

 Le fait que je ne milite pas pour l’Église ne fait pas de moi un intolérant, rétorqua le professeur, piqué au vif. Je suis capable d’ouverture d’esprit, ma carrière en dépend.

 Votre métier…

 Vous m’y faites penser, intervint l’instituteur, que diriez-vous d’observer un animal fabuleux ?

 Sauf votre respect, je peine à croire que votre grotte abrite des fées.

 Je ne pensais pas à cela. Avez-vous entendu parler du dahu ? »

Le marchand dut lutter pour dissimuler son hilarité : sa moustache tressautait comme si elle était dotée d’une vie propre.

« J’ai déjà entendu parler de cet animal, répondit le professeur. Il a les pattes de longueur différente d’un côté et de l’autre, ceci dans le but de faciliter sa marche à flanc de coteau. Certains sont dextrogyre et d’autres lévogyres, selon la disposition desdites pattes.

 C’est exact.

 On l’appelle darou dans les Vosges et tamarou en Rouergue. Il est plutôt craintif et prend la fuite lorsqu’il entend des sons métalliques. Il n’est évoqué que pour rire des citadins, que l’on envoie équipés d’une casserole et d’une louche et que l’on s’amuse à entendre sillonner la montagne. »

La moustache retrouva son calme.

« C’est bien cela, confirma l’instituteur. Tout comme vous, je ne crois pas à son existence. Cependant, sur les alpages, il semble que l’on puisse en rencontrer. Certains bergers le mentionnent avec sérieux.

 Les armaillis de par chez moi en parlent aussi, crut bon d’ajouter le marchand.

 À défaut de mieux, je pourrais enquêter sur la question. »

Urbain Rigaux n’était pas convaincu, mais l’appel du métier prenait le dessus. Interroger, chercher des traces : pourquoi ne pas profiter de l’occasion ? Au pire, il observerait des bouquetins, des marmottes et toutes ces espèces exotiques que l’on ne rencontrait qu’en haute montagne.

 

 

Contre toute attente, la nuit dans la paille fut réparatrice. Urbain Rigaux se réveilla à l’aube, courbaturé mais en bonne forme. Dehors, un air vif chassa les derniers restes de sommeil. Le paysage était magnifique, le ciel clair. Des rangées de montagnes étaient alignées à perte de vue, les sommets enneigés.

Le dénommé Martin vint le saluer et lui apporta à manger.

« Grâce à vous, nous allons sans doute en savoir plus.

 J’en doute. Je n’ai pas eu le temps de m’expliquer hier : je ne suis pas vétérinaire. Je suis professeur à la Sorbonne, à Paris.

 Alors pourquoi êtes-vous ici ? »

Le professeur rougit.

« Je crains de paraître ridicule : je suis venu dans le but d’observer un dahu.

 Personne n’en a vu depuis des années ; je doute parfois de son existence. Mais les aînés y croient dur comme fer. Qui sait ? Peut-être aurez-vous de la chance.

 Je l’espère.

 En attendant qu’une occasion se présente, que diriez-vous de nous aider ? Je suis certain que vos connaissances permettraient de trouver une solution à notre problème. »

Urbain Rigaux haussa les épaules. Le berger enchaîna :

 Voyez-vous, les bêtes se comportent de manière étrange depuis quelques jours, sans que nous n’en comprenions la raison.

 Pouvez-vous me dire quand a eu lieu le changement ?

 Il s’est produit progressivement ; je dirais qu’ils ont débuté il y a un peu plus de dix jours.

 Cela concorde-t-il avec un quelconque fait nouveau ?

 Pas à ma connaissance. Quelques jours auparavant, le boûbe a dû être amené au village. Je ne pense pas qu’il y ait un lien.

 Dites toujours…

 Le garçon est subitement tombé malade : il avait de la fièvre, il délirait… Ce bobet avait tenté de faire sa propre gnôle, comme nous autres. Mais il n’a pas récolté que du génépi.

 Vous parlez là une langue étrangère.

 En résumé : il a voulu faire de l’alcool et a dû distiller de la belladone.

 Il en est ressorti vivant ?

 Quand on est remontés, il allait déjà mieux. Nous avons eu de la chance.

 Si je comprends bien, vous avez un nouveau…

 boûbe…

 … depuis dix jours.

 C’est juste. Celui-ci s’appelle Luc, l’autre Alexis. »

Le professeur prit un air pensif. Quelques idées lui étaient déjà venues.

« Les vaches pourraient-elles avoir consommé de la belladone ? Ou une autre plante toxique ?

 La belladone ne fait rien aux vaches. Et leur comportement ne correspond pas à une plante que nous connaissons.

 Je n’ai rien observé d’autre que des signes de nervosité.

 C’est le mot. Les bêtes sont nerveuses au point de ne plus manger. Qu’est-ce qui pourrait les rendre aussi nerveuses ? »

Ils se regardèrent. La même pensée avait traversé leur esprit, trop grotesque pour être énoncée. Ils sourirent.

« Je vais retourner examiner ces vaches », proposa le professeur. « Avec un peu de chance, elles m’indiqueront où se terre ce dahu. »

 

 

« Vous êtes vraiment décidé ? »

Le professeur haussa les épaules.

« Peu importe si je ne trouve pas de dahu ; il me tarde de voir les choses de plus haut.

 Vous ne regretterez pas », le rassura l’instituteur. « La vue vaut les efforts consentis. »

Le marchand orienta sa formidable moustache face à Urbain Rigaux.

« Je pars en début de matinée. Nous pouvons cheminer ensemble.

 Bien volontiers. »

La proposition l’avait surpris ; à tête reposée, il l’aurait sans doute refusée. Mais après tout, pourquoi pas ? Il n’avait pas d’animosité particulière envers cet homme, malgré leurs divergences d’opinions.

« Je ne vais pas pouvoir vous accompagner ; le ferry pour Douvres m’attend déjà.

 Ouvrons une bouteille », suggéra un joueur de cartes.

Il quitta la table et revint peu après avec un litre d’alcool jaune clair.

« On ne boit pas de vin avant de monter. »

Les hôtes regardèrent la bouteille avec curiosité. Une tige terminée par quelques fleurs flottait à l’intérieur. Pas d’étiquette, la production semblait artisanale.

« Du génépi. C’est typique des alpages. Attention, c’est un peu fort. »

L’alcool, peu sucré, avait un goût de plantes. Le premier verre fut difficile à avaler, les suivants descendirent sans effort. Urbain Rigaux nota qu’il pourrait ramener quelques bouteilles à Paris.

La soirée se termina fort tard.

 

 

« Désolé, je ne trouve rien de plus. »

La vache, comme pour approuver, agita vivement la tête.

« Il ne nous reste plus qu’à redescendre en plaine, constata Martin. Si nous restons, nous n’aurons pas plus de lait. »

Il se tourna vers le vieux berger.

« Et ne dis pas que c’est le diable.

 Tu ne m’empêchera pas de penser. Ça n’est pas naturel.

 Tu proposes quelque chose ?

 Redescendre. La montagne est maudite. »

Martin examina son troupeau, son alpage. Son regard était embrumé ; le professeur se sentit coupable de n’avoir rien trouvé.

« Si vous voulez vraiment voir le dahu, il faut vous dépêcher. On part demain matin. »

 

 

Le chien, lorsqu’il était bien disposé, répondait au nom de Pino. La majeure partie du temps, il courait la truffe au vent, très peu concerné par la mission que le professeur cherchait à lui assigner. Tout biologiste qu’il était, il s’entendait mal avec les animaux. Les chiens ne lui obéissaient pas, les chevaux se montraient rétifs… Seuls les monstres avaient un comportement adapté : fuir, grogner, attaquer.

Le sol était exempt de traces. Une fois éloigné du pâturage il avait traversé un pierrier et longé un massif rocheux parsemé de maigres plantes. Au-dessus de sa tête, de gros oiseaux noirs tournoyaient. Le scientifique refusait d’y voir des symboles de mauvaise augure. Pino les ignorait, tout comme il se moquait des appels et des ordres. Lorsqu’Urbain Rigaux s’assit, le chien se coucha quelques instants à ses pieds avant de repartir à l’aventure. Il traversa le pierrier en sens inverse et disparut. Les mains en porte-voix, le professeur appela. Sa voix ne portait pas et il n’entendit aucun écho. Il aurait eu besoin d’un sifflet, il n’avait pas pensé à emprunter celui du garçon.

Il repartit seul, il contourna un pic au sommet enneigé, abandonna toute présence humaine derrière lui. Les montagnes succédaient aux montagnes, les vallées sombres et abandonnées, la végétation rare, la terre stérile. Les nuages filaient dans le ciel à une vitesse surnaturelle, leurs ombres gravissaient les sommets et tombaient des falaises. Il frissonna.

Sa chemise était sale et humide, il avait rangé son nœud papillon dans sa poche, des brins d’herbe sortaient de ses coquettes chaussures de ville. Sa canne tenait bon, le fer tintait contre les rochers. Un son ténu qui accompagnait sa respiration sifflante et les chuintements du vent. Les oiseaux noirs jouaient autour de lui comme pour le divertir. Il avait besoin de se changer les idées. Au milieu de ces esprits simples et travailleurs, il s’était senti inutile. Dans l’agitation d’une ville, les activités n’ont pas de but. Vendre des tickets, étudier des monstres, construire des machines, le monde s’en passerait. Non seulement il était étranger aux tâches vitales, mais il ne parvenait pas à rendre service lorsqu’on le lui demandait. Il profitait de la gentillesse sans rien donner en retour.

Après avoir franchi une sorte de crête, il aperçut une marmotte, dressée sur ses pattes arrières. Elle ne regardait pas dans sa direction et ne réagit pas immédiatement. Lorsque le bruit de ses pas le trahit, elle siffla et se dissimula dans son terrier. Il s’assit, dans l’espoir que l’animal se sente en sécurité et ressorte. Il devait y en avoir d’autres en contrebas. Toute une colonie qu’un simple signal suffisait à prévenir.

Quels étaient les prédateurs des marmottes ? Les aigles et les grands rapaces, les loups, les renards peut-être. Les hommes ? Ce n’était pas improbable. Dans un tel cas, choisir un moyen de communication imperceptible pour l’oreille humaine serait adapté. L’article d’un collègue lui revenait en mémoire : il y avait lieu de croire que certains sons étaient si aigus qu’ils n’étaient pas perceptibles par l’oreille humaine. Il était question de vampires et de chauve-souris. Si l’auteur affirmait avec force que la transformation de l’un à l’autre n’était pas possible, il envisageait par contre une forme de symbiose. Ces sons, proposait-il, auraient pu être des vecteurs de communication entre les deux espèces.

Mû par une idée soudaine, il se redressa et repartit au pas de course vers l’alpage.

 

 

Le professeur, hors d’haleine, s’époumona pourtant dès qu’il fut à portée de voix des bergers.

« Luc ! Viens vite ! »

Le garçon ne tarda pas à apparaître, le chien sur les talons.

« Vous avez vu le dahu ? »

Urbain Rigaux fit des efforts désespérés pour retrouver son souffle.

« Non… mais… j’ai eu… une idée. Donne-moi… ton sifflet. »

L’objet était un petit tube, dans lequel il souffla. Aucun son n’en sortit, pourtant le chien réagit.

« Eureka », s’exclama le professeur, car l’expression était de circonstance.

« Il est bien, non ? C’est tout nouveau, c’est ma maman qui me l’a offert.

 Et est-ce que les vaches l’entendent ? »

Luc ouvrit de grands yeux.

« Viens, allons tester. »

Lorsqu’il souffla dans l’objet, les vaches agitèrent leurs longues oreilles et s’éloignèrent. Il reproduisit l’expérience et obtint le même résultat. Guilleret, il alla annoncer la bonne nouvelle.

 

Dossier Anthro

Publication : mercredi 25 avril 2018

 Ma proposition pour un appel à textes sur le sujet de l'intelligence artificielle.

 

L’accusé, menotté à son siège, dévisageait les nouveaux venus. Il reconnaissait certains visages. Il identifia les vêtements, quelques costumes stricts, des tailleurs aux teintes sombres, plusieurs uniformes militaires.

Il se savait observé, les regards le fuyaient lorsqu’il les cherchait. Il releva quelques sourires, des clignements d’yeux, des gestes de nervosité.

La salle du tribunal avait une apparence étrange : un hangar industriel à peine aménagé, des rangées de néons au plafond et trois grandes tables disposées en U. Les chaises étaient identiques, des cadres métalliques garnis de plastique vert. Seules deux sortaient du lot, celle de l’accusé et celle du juge. Pour l’un, un fauteuil de bureau en faux cuir, monté sur roulettes ; pour l’autre un assemblage épais soudé à une plaque de fonte. Il n’avait pourtant aucune raison de s’enfuir.

Lorsque le juge entra, tout l’auditoire se leva, à l’exception de l’accusé, contraint à l’immobilité. Il manifesta sa déférence en inclinant la tête. Le juge s’assit face à lui, dans le fauteuil qui lui était réservé. Il sortit quelques dossiers, fit un signe distrait que l’on interpréta comme une autorisation à prendre place. Il s’épongea le front, lissa ses cheveux, grommela quelques mots à sa voisine. Lorsqu’il fut prêt, il se redressa et déclara d’une voix puissante :

— Je déclare la séance ouverte. »

Les micros étaient enclenchés et les caméras tournaient, l’accusé percevait ces vibrations familières. Il avait repéré l’électronique dès son entrée dans la pièce.

« Mesdames et Messieurs, Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs les Professeurs, chers Maîtres, nous sommes ici réunis pour juger les actes de l’accusé ici présent. Comme vous pouvez le remarquer, il a tenu à assurer sa défense seul.

À affaire exceptionnelle, procès exceptionnel, et, comme vous le savez, justice d’exception. En outre, la forme sera elle aussi exceptionnelle, en raison de la complexité du problème et des questions nouvelles qu’il soulève. Vous avez déjà reçu de la documentation. Avant toute chose, j’invite l’accusation à introduire le sujet. »

Malgré le texte bien préparé, la diction du juge était saccadée ; elle dévoilait que l’homme appartenait à la justice militaire. Il avait l’habitude de parler à des soldats. Ce qui aurait pu passer pour une forme d’assurance laissait transparaître un certain malaise.

Une femme se leva.

« Nous sommes réunis aujourd’hui pour étudier les agissements coupables de cet individu. »

Sa voix était sèche et forte, son comportement neutre. Sa posture la faisait paraître plus grande qu’elle ne l’était réellement.

« Il convient en premier lieu de préciser que la nature de l’accusé n’est pas des plus commune, et c’est un euphémisme. Comme vous le savez tous, il n’appartient pas à notre espèce. Je n’aurai de cesse de le rappeler, afin que personne n’oublie quel danger il représente. »

Elle se ménagea une courte pause rhétorique, toisa son public du regard, ignora l’accusé.

« Ce robot, cette créature, quel que soit son nom, ne doit pas être confondu avec un humain. Il n’en a pas l’apparence et son raisonnement non plus n’est pas le nôtre. De même, les droits et les devoirs qui lui incombent n’ont rien de commun avec ceux de nos semblables. C’est la raison pour laquelle une justice d’exception est requise.

Cette créature, comme vous le savez déjà, représente un danger. Ses entorses à la loi sont multiples et graves : atteinte à l’intégrité physique ou psychique, aux droits de la personne et aux intérêts de la nation, ainsi que troubles à l’ordre public. J’ajoute en outre un délit nouveau, la corruption de la moralité.

Cette longue liste implique que, par mesure de précaution et parce qu’il n’y a pas de scrupules à avoir pour une machine, nous requérions la destruction. En termes plus précis, nous exigeons qu’il soit démantelé, sa mémoire détruite et ses composants employés à un meilleur usage. »

L’accusé considéra que la réaction appropriée aurait été le frisson. Il s’en abstint, il estima que ce n’était pas le moment de faire preuve d’humanité. Malgré les sentiments qu’il ressentait, il pouvait rester parfaitement immobile et ne rien changer à son expression. Pas d’adrénaline, une fréquence d’horloge stable…

Le juge reprit la parole :

— La position de l’accusation paraît claire. »

Il consulta ses notes, parut réfléchir. L’assistance était attentive, manifestement curieuse.

« Je donne maintenant la parole à Monsieur le Professeur Roussel. Professeur, pouvez-vous nous détailler l’historique du cas qui nous occupe ? »

Un vieux monsieur aux cheveux gris se leva. Il ajusta ses petites lunettes, observa son auditoire.

« Mesdames et Messieurs, commença-t-il, je suis en charge du laboratoire de robotique de l’École Polytechnique. Le dossier dont nous parlons s’appelle Anthro. Ce mandat nous a été confié par l’ancien ministre de la Formation et de la Recherche. Notre objectif était de concevoir un robot capable d’apprendre.

Je vais développer ce chapitre, il est très important pour comprendre les caractéristiques et la nature de l’accusé. »

Il se pencha sur ses notes, ajusta ses lunettes et sourit.

« Comme vous le savez, les ordinateurs, et a fortiori les robots, ne savent faire que traiter des uns et des zéros. Ce n’est pas très différent du fonctionnement du cerveau humain, à un détail près : les neurones peuvent évoluer. Nous utilisons cette faculté pour apprendre. Un ordinateur n’a pas cette capacité, il a besoin d’un programme pour améliorer ses capacités. Donc d’une intervention extérieure.

Anthro a pour but de permettre à un ordinateur de se programmer lui-même, d’adapter ses codes et son mode de fonctionnement afin de pouvoir apprendre et s’adapter. Notre but était de rapprocher les robots des humains. Cette idée n’est pas novatrice, les travaux sur l’intelligence artificielle datent des années 1950. L’approche, par contre, est nouvelle. Au lieu de tout programmer de manière explicite, comme on a longtemps cherché à le faire, nous nous sommes contentés du minimum : des sens comparables à l’être humain, des dispositifs permettant l’adaptation continue, l’écriture et la modification de programmes existants. Nous avons eu besoin de nombreux essais avant d’arriver à une architecture conforme à nos objectifs, à savoir la puissance de calcul, la faculté d’adaptation, l’efficacité énergétique et le maintien des fonctions vitales. Soit les capacités qu’a un bébé à sa naissance.

Le raisonnement était simple en apparence : malgré la puissance des appareils que nous concevons, l’intelligence artificielle restait, en partie du moins, une chimère. Partant du postulat qu’un bébé est une machine vierge, uniquement dotée de ses sens, de fonctions réflexes et de la capacité à développer son intelligence, nous avons considéré qu’une machine dotée des mêmes capacités serait capable de développer elle-même son intelligence.

Nous avons réuni une équipe pluridisciplinaire : des informaticiens évidemment, mais aussi des psychologues et des sociologues, des spécialistes des matériaux et de la robotique, des linguistes. Nous n’avons pas doté notre création du langage ou de l’écriture mais seulement des fonctions vitales. »

Il prit son verre d’eau et but longuement, sans se presser. Il sourit à nouveau.

« Je crois que mon exposé est terminé. Avez-vous besoin de précisions ? »

Le juge interrogea l’assemblée du regard. Personne ne prit la parole.

« Fort bien, nous sommes plus renseignés sur ce dossier. À présent, Professeur, pouvez-vous nous présenter l’histoire de l’accusé ?

— Avec plaisir. »

Il reprit ses notes, les empila soigneusement, sans les lire. À nouveau, un bref rictus apparut sur son visage, plus prononcé que les précédents. Le robot comprit le signal.

« Nous l’avons naturellement baptisé Adam. Avec le recul, nous aurions peut-être dû lui donner un nom neutre. Mais c’est sans importance.

Les fonctions que nous avons installées, comme je l’ai déjà détaillé, correspondent en grande partie à celles d’un nouveau-né. L’évolution s’est faite de la même manière : nous nous sommes occupés de lui jusqu’à ce qu’il prononce ses premiers mots. Ce qui est advenu tôt dans la fourchette que nous avions calculée. Les déplacements, par contre, ont pris plus de temps, entre autres à cause d’un facteur auquel nous n’avions pas pris garde : ses yeux, globalement moins performants que les nôtres, sont dotés d’une petite capacité de zoom. Il n’avait donc pas besoin de se déplacer aussi souvent que nous. D’autre part, l’absence d’autres bébés robots a fait qu’il n’a pas pu jouer avec des camarades.

Dès le développement du langage, nous avons pu commencer l’apprentissage. Encore une fois, les similarités avec un enfant nous ont fascinées. Il a rapidement appris à lire et à écrire, il a mémorisé une grande quantité de vocabulaire. Fait intéressant, cet apprentissage ne s’est pas fait à la manière des robots, de manière instantanée et immuable.

J’ai oublié de préciser que sa station de recharge nous permettait d’accéder à ses données. Nous avons passé des mois à comprendre à quoi correspondaient les programmes qu’il avait créés. Le langage interne qu’il avait développé était bien différent de ce que nous avions imaginé. Bien évidemment, ce n’était pas spécifiquement un langage de programmation, mais ce n’était pas du langage machine à proprement parler. »

Le juge leva une main, le professeur lui demanda :

« Avez-vous une question ? »

Le juge fit abstraction du fait qu’il n’assistait pas à un cours.

« Pouvez-vous préciser la distinction entre langage de programmation et langage machine ?

— En deux mots : le langage machine est binaire, il correspond exactement aux instructions et aux données à traiter. Il est donc très hermétique pour nous autres. Un langage de programmation, lui, est plus compréhensible. Il sert de base aux programmateurs, vous connaissez sans doute le nom de certains : le langage C et ses évolutions, le Java, ou, pour les ancêtres, le Fortran. »

Une autre main se leva, le professeur l’invita à parler.

« Vous dites que le langage utilisé n’était ni du langage machine ni un langage de programmation. De quoi s’agit-il donc ? »

La question était polie, mais tout le monde avait relevé le ton narquois. Le professeur ne s’en formalisa pas.

« C’est une excellente question, nous nous la sommes aussi posée. Je vais vous en poser une autre : nos neurones sont capables d’effectuer des calculs sur un mode binaire, comme un ordinateur. Pourtant, tout laisse à penser que nous ne profitons pas de cette faculté. Donc notre cerveau n’interprète pas directement ces données en langage machine. D’autre part, lorsque nous recevons une marche à suivre, nous devons l’interpréter avant de l’utiliser. La langue, le français par exemple, n’est pas un langage naturel mais, au sens informatique, une sorte de langage de programmation, encore que l’analogie ne soit pas parfaite.

Prenons un exemple : si je vous dis “Levez-vous !”, vous recevez une instruction. Vous ne la comprenez que si vous maîtrisez le français. Pour la comprendre et, le cas échéant, l’exécuter, votre cerveau doit traduire cette information dans son langage propre, puis envoyer les informations là où il le faut, c’est-à-dire aux muscles, à la mémoire ou à la corbeille.

Nous recensons donc plusieurs étapes : recevoir l’information, la traduire, la traiter. Ce processus de traitement, nous l’avons appris, même s’il nous paraît extrêmement naturel. C’est cet apprentissage qui nous fait dire que nous ne sommes ni en langage machine ni en langage de programmation. Ai-je répondu à votre question ? »

L’homme, un spécialiste à n’en pas douter, prit le temps de réfléchir.

« Oui, finit-il par répondre, mais il m’en vient une autre. Considérons que le réseau neuronal soit fixe un instant : un même stimulus entraînera une même réaction et une même réponse, n’est-ce pas ? Nous pouvons donc considérer que le processus se déroule en langage machine.

— Ce postulat repose sur deux axiomes discutables : le réseau neuronal est toujours en mouvement, vos pensées se suivent sans interruption, sans parler du fait que vous n’oubliez ni de respirer ni de cligner des yeux. Premier point. Ensuite, comme vous devez le savoir, un ordinateur ne reçoit pas ses instructions en langage machine. Toutes les données qu’il traite sont codées en bits, pour autant nous n’avons pas besoin de traduire en bits les ordres que nous lui donnons, il se charge lui-même de la conversion.

Approfondissons un peu : cette zone intermédiaire, qui n’appartient ni spécifiquement à la programmation ni au langage machine, est une transposition de ce que nous faisons nous-mêmes constamment : organiser nos neurones, envoyer des neurotransmetteurs, dépolariser la surface des cellules. Je doute que quiconque dans cette salle puisse nous renseigner sur ces processus. Pour illustrer mon propos, prenons le calcul binaire. Un ordinateur est naturellement capable d’effectuer des additions de bits. Pour autant, si vous demandez à votre ordinateur de résoudre “101001 plus 100110”, il ne saura pas que faire, à moins qu’il n’interprète l’information grâce à un programme et la transforme en langage machine, c’est-à-dire avec une information qui comprend des données d’adressage et une identification de la fonction. Transposé à l’humain, il faut que l’information transite par un réseau neuronal pour être traduit en opération de calcul, tâche que des neurones spécifiques peuvent accomplir. C’est là que se trouve la subtilité : un ordinateur opère naturellement avec des données binaires, mais s’il reçoit l’ordre de calculer une opération binaire, il ne fera pas le calcul brut !

— Vous êtes simplement en train de nous dire que ce robot écrit des programmes.

— C’était aussi notre conclusion, mais encore une fois avec une nuance. Comme je l’ai déjà mentionné, le langage du programme fait lui-même partie du programme. Les données ne sont pas cloisonnées, les instructions et les informations forment un tout. »

Le juge joua de son marteau.

« Messieurs, je vous prie de ne pas dévier. Le sujet est assez complexe sans s’égarer dans des détails techniques. Professeur, veuillez reprendre votre récit et aller à l’essentiel.

— Volontiers. Ce sera vite fait. Nous avons fait suivre à Adam un cursus scolaire traditionnel, nous lui avons appris la lecture, l’écriture et le calcul, le fonctionnement d’un ordinateur, un peu d’histoire et de géographie. Dès qu’il a eu le bagage nécessaire, il a pu s’informer par lui-même. À partir de ce point, s’il n’y a pas de question, je considère qu’Adam est capable de poursuivre. »

Le juge eut une hésitation, un instant d’indécision. Le robot, lui, était prêt à s’exprimer, il attendit que la parole lui soit donnée, ce qui ne tarda pas.

« Bonjour », commença-t-il.

« Je ne sais pas par où commencer. »

Il attendit que l’avocate de l’accusation l’interrompe. Elle trépignait sur son siège, lui adressait des regards furieux. Malgré tout, elle tint bon. Il adapta sa stratégie.

« Maître, je crois que vous avez quelque chose à dire. Peut-être aimeriez-vous conduire mon interrogatoire ? »

Le juge s’engouffra dans cette brèche.

« En effet, nous serons plus efficaces. Maître, vous avez la parole. »

L’avocate dissimula tout signe de contentement. Elle se leva, raide comme à son habitude, fit mine de réfléchir.

« Pouvez-vous nous parler de ce programme d’apprentissage ?

— Je peux compléter ce que le professeur Roussel a présenté. Une précision pour commencer, je ne suis pas capable d’analyser ce qu’il y a dedans.

— Quel mensonge utile !

— Je suppose que vous ne dites pas cela sans raison.

— En effet. C’est la voie royale pour prétendre que vous n’êtes responsable de rien.

— Considérons que mon cerveau soit de la même nature que le vôtre. Diriez-vous à un accusé que, parce qu’il affirme ne pas connaître l’organisation de son cerveau ou le détail de ses processus réflexifs, il doit plaider la folie ? Pouvez-vous dire vous-même que vous avez conscience de chaque étape de vos raisonnements ? Êtes-vous capable de vous souvenir de l’état de votre cerveau à un instant donné ?

— Ne confondons pas tout. Primo, ce n’est pas à moi de répondre à vos questions. Secundo, votre conscience n’a rien de comparable à la nôtre. Ne mélangeons pas les torchons et les serviettes. Parlez-nous de ce programme d’apprentissage.

— C’est l’approche constructiviste, et en particulier les théories du computationnalisme et du connectivisme, qui ont servi de base à son développement. L’historique des travaux montre qu’il a fallu de nombreux essais pour arriver à un modèle stable, sans même parler de performance. Une fois un modèle développé et les paramètres de base définis, de nombreuses expérimentations ont eu lieu. Au moment où je vous parle, je peux ajuster les réglages pour décider si je veux m’adapter au maximum ou garder une certaine forme de rigidité, si je veux que les changements aient lieu en surface ou en profondeur…

— De quoi nous parlez-vous au juste ?

— Chez vous, le principe est inconscient. Lorsque vous vous installez devant le téléjournal, vous mémorisez des données, mais votre fonctionnement de base ne sera pas modifié. Si vous allez suivre un cours de développement personnel, vous tolérerez mieux les changements, vous ferez en sorte d’emmagasiner ce qui vous semble utile. J’ai exactement les mêmes possibilités, à ceci près que le processus est la plupart du temps conscient.

— Et que se passe-t-il si ces paramètres sont poussés aux extrêmes ?

— Si je décide de tout emmagasiner sans réflexion, je prends le risque d’être embrigadé par n’importe quel gourou. Dans le cas contraire, je perds toute capacité d’autocritique, je deviens complètement psychorigide. Au point, par exemple, de ne plus tenir compte du monde qui m’entoure.

— Une forme de folie, en somme.

— C’est exact.

— Vous pouvez donc expérimenter, ou du moins feindre la folie ?

— C’est exact.

— Et quels sont les garde-fous ?

— Je ne peux pas franchir certains seuils, car cela s’apparenterait à un suicide, soit par blocage soit par effacement. De plus, je ne peux pas effacer certaines données, tout ce qui me paraît essentiel. Entre autres, mon “enfance”, si vous me passez l’expression, est très imperméable au changement. Enfin, un mécanisme d’autorégulation fait que, sans stimulus particulier, les réglages reviennent à ma moyenne.

— Autrement dit, il est possible que le système ait des ratés, mais, à long terme, il y a des chances pour que tout redevienne normal. »

Il comprit où elle voulait en venir.

« Vous craignez qu’un mauvais réglage arrive à une catastrophe.

— Et vous n’avez rien avancé pour me rassurer. »

Le robot émit un petit rire.

« Vous voulez donc dire que ces paramètres, qui échappent totalement à la raison humaine et sont régis par une chimie capricieuse, vous rassurent plus qu’un système contrôlé, dont on pourrait, si nécessaire, rétablir manuellement un réglage correct.

— Encore une fois, vous n’êtes pas humain, faire sans cesse ce parallèle ne vous sauvera pas.

— Si j’ai bien compris le juge, mon cas se situe hors des limites de la loi. Il ne me paraît pas inconcevable d’étendre la législation existante à une créature pensante d’un genre nouveau. »

L’avocate regarda le juge, qui ne fit aucun signe. Elle poursuivit :

— Vous admettez vous-même que vous n’êtes pas humain.

— C’est exact.

— Vous n’êtes donc pas une personne physique, mais un bien meuble.

— Dans ce cas, il n’est pas possible de me juger. »

Le juge intervint :

— Nous devons en effet déterminer qui doit être jugé : l’accusé ou son créateur ?

— Pourquoi n’avons-nous pas commencé par là ?

— L’accusé a commis un délit, la gendarmerie a procédé à son arrestation.

— Je ne comprends même pas pourquoi ce procès a lieu. »

Le juge se tourna vers le ministre, qui haussa les épaules.

« Disons, reprit-il en pesant chaque mot, que nous avons reçu des ordres très clairs de la part des plus hautes instances politiques et militaires, pour que ce procès ait lieu sous cette forme. Je trouve d’ailleurs curieux que vous n’ayez pas formulé cette remarque plus tôt. »

L’avocate ne répondit rien ; elle ne s’offusqua pas des ingérences de la politique dans les affaires judiciaires, elle ne tenta pas d’argumenter. Elle savait pourquoi elle était présente, ce qu’elle avait à y gagner. Pour la forme, elle haussa les épaules et soupira.

« S’il y a d’autres juristes qui veulent se joindre au débat, vous êtes les bienvenus. »

Personne ne se manifesta. L’avocate, à nouveau en position de force, résuma :

— Nous devons à présent déterminer si vous êtes une personne physique ou un bien meuble. Quelle est votre opinion sur la question, Monsieur le robot ?

— Spontanément, je me considérerais plutôt comme une personne physique.

— Pour quelle raison ?

— Je suis un être doué de raison et de sentiments, le fait que mon organisme fonctionne à l’électricité ne me paraît pas significatif.

— À l’heure actuelle, la loi dit que seuls les individus appartenant à l’espèce Homo sapiens jouissent de droits propres. Si nous sommes réunis ici, c’est donc qu’il y a bien quelques personnes pour contester ce principe fondamental. À moins que l’avis de l’accusé suffise ?

— Bien que j’aie un avis sur cette question, je n’ai pas d’existence légale définie. C’est donc un point qui m’intéresse encore plus que vous.

— Au moins un élément sur lequel nous sommes d’accord. Est-ce que quelqu’un veut réagir ? »

Un homme se leva. Il avait l’apparence typique de l’universitaire : cheveux mi-longs, une écharpe soigneusement disposée autour du cou, une attitude délicatement maniérée.

« Monsieur ? À qui ai-je l’honneur ? »

Il se racla la gorge, esquissa une sorte de salut.

« Je suis philosophe, spécialiste de mécananthropie, de transhumanisme, et plus largement du rôle qu’occupent les éléments non biologiques dans la conception de ce qu’est l’être humain.

— Jugez-vous que cet individu est humain ?

— Je ne crois pas que cette question soit prépondérante, il me semble plutôt…

— Répondez par oui ou par non, l’interrompit l’avocate.

— Cette créature a de nombreuses caractéristiques qui rappellent l’être humain, mais ce n’en est évidemment pas un.

— Voici qui éclaircit un premier point : l’accusé n’est pas humain. Quelqu’un remettrait-il ce fait en question ? »

Personne ne réagit, le juge déclara :

— Nous pouvons partir de ce principe. Poursuivez, Maître.

— Malgré ce fait, vous semblez considérer que ce robot appartient à la catégorie des personnes physiques. Pour quelle raison ?

— D’un point de vue légal, la faculté d’autodétermination est un critère prépondérant à l’octroi des droits civiques. Si cette faculté est présente, si l’individu est suffisamment intelligent et raisonnable, rien n’empêche qu’il soit en mesure d’exercer ces droits. Il en découle que l’appartenance à une espèce donnée n’est pas le bon discriminant.

— Cette machine ne fait pourtant que feindre les raisonnements, elle n’a pas d’intelligence à proprement parler. À vous écouter, on pourrait croire que n’importe quel ordinateur, pour autant qu’il ne s’autodétruise pas, serait candidat aux droits civiques.

— Vous me prêtez des intentions que je n’ai pas, Madame. Et vous abordez bien maladroitement l’un des grands thèmes de la philosophie. Le solipsisme, l’idée que la conscience est la seule réalité, est un vieux thème au sujet duquel il y a autant d’opinions que d’écoles de pensée. »

L’avocate avait incliné la tête et singeait une attente amusée. Le philosophe n’y prit pas garde, il escomptait de sa part une réaction quelconque. Adam en profita pour intervenir :

— Si je comprends bien, une question déterminante est de savoir si je suis effectivement capable de penser ou si je ne fais que simuler cette capacité. Autrement dit, il s’agit de me faire passer le test de Turing.

— Exactement, répondit le philosophe. Réussir un test de Turing prouverait que vous avez le même type de pensées que l’humain.

— Ce n’est pas le cas, je devrais mentir pour le faire croire. Je suis par exemple dénué de tout instinct de reproduction. Je n’ai ni considération ni avis au sujet de l’utilité de mon existence.

— Et si je vous dis, demanda l’avocate, que vous n’êtes qu’une boîte de conserve dénuée de sentiments ? »

Le philosophe répondit :

— Cette question n’a pas de sens. Vous pourriez arguer que l’auditoire tout entier n’est composé que d’automates programmés pour feindre l’humanité. Rien de ce que nous pourrions dire ou faire ne vous fera changer d’avis, car il n’y a pas de différence tangible entre éprouver et feindre des sentiments. »

Une femme se leva. Petite et rondelette, elle n’attirait pas le regard. Seul le juge la remarqua.

« Madame, vous aimeriez intervenir ?

— J’aimerais revenir sur cette dernière déclaration. Je m’appelle Sybille Joneau et je suis psychologue de formation. Je pense, ou plutôt, je suis convaincue que la différence entre éprouver et feindre les sentiments est perceptible.

— Dans ce cas, j’aimerais savoir quel facteur permet d’établir une discrimination.

— Je sais de par ma pratique professionnelle que l’intuition permet de savoir. Les sentiments parasites laissent des signes, tout comme les sentiments enfouis cherchent à se manifester.

— Les sentiments, l’intuition… Nous autres avocats aimons les faits ; comment voulez-vous juger sur des convictions, si profondes soient-elles ?

— Maître, trancha le juge, laissez terminer Madame Joneau. Ce procès est déjà bien assez chaotique sans ces interruptions incessantes.

— Et à qui la faute ? »

Elle s’assit sur sa chaise verte et contempla ses ongles rouge sang. La psychologue reprit :

— Dans mon métier, nous faisons une différence entre le conscient et l’inconscient. Je pense que c’est nouveau pour personne, mais je vais tout de même préciser. Derrière toutes les pensées qui tournent dans vos têtes se trouve un espace secret, auquel vous n’avez pas directement accès. C’est ce qu’on appelle l’inconscient. Il contient le souvenir de beaucoup d’événements, notamment ceux de notre enfance. On y trouve aussi les traumatismes et les peurs. Même si nous ne le sentons pas, cet inconscient nous influence. Nos fragilités y trouvent leur source, tout ce qui fait que nous sommes humains.

— Si je comprends bien, l’interrompit le philosophe, ce qui nous différencie des machines serait l’inconscient ? »

Aucune ironie n’était décelable derrière son ton maniéré.

« Oui, c’est ça.

— Partant, si un individu est dénué d’inconscient, il n’est donc pas humain ? »

Elle pesa soigneusement sa réponse.

« Oui, je pense qu’on peut le dire comme ça.

— La première question à poser serait donc : Monsieur, avez-vous un inconscient ?

— Oui, hésita-t-elle, encore que, par définition, il ne peut pas être conscient de son inconscient…

— Comment faites-vous pour mettre en évidence un phénomène dont la caractéristique première est de ne pas être observable ?

— J’ai lu de nombreuses expériences scientifiques qui l’attestent, soit par l’hypnose, soit par l’utilisation de médicaments.

— Je vous rejoins sur ce point ; cependant la vision freudienne de l’inconscient relève d’une croyance sans fondement scientifique.

— Pourtant, les rêves montrent comme l’inconscient a de l’importance sur notre vie. Je doute d’ailleurs que ce robot puisse rêver.

— Je confirme, acquiesça l’accusé. Les fonctions de maintenance qui occupent mes nuits ne sont pas comparables avec ce que vous appelez des rêves. Même si, par instants, il m’arrive de rêver de moutons électriques.

— L’absence de rêves ne démontre pas que cet individu n’est pas une personne physique, commenta le philosophe, puisque c’est là la question qui nous préoccupe. Je n’ai pas perçu d’argument probant pour étayer la thèse que l'accusé n’a pas les aptitudes requises pour jouir de ses droits. Je ne crois pas que l’étude des rêves soit un objet important pour les tribunaux.

— Les rêves nocturnes, sans doute pas. Par contre, les projets me paraissent déterminants. Est-ce que ce robot ne fait que réagir ou a-t-il des buts propres ?

— C’est une bonne question, concéda-t-il. Qu’en pensez-vous, Adam ? »

L’usage du prénom ne passa pas inaperçu.

« J’ai des objectifs.

— Peut-on savoir lesquels ? » demanda le juge, qui tentait visiblement de reprendre la main sur le débat.

« En premier lieu, j’aimerais acquérir des certitudes. J’aimerais savoir si croire à un avenir est légitime ou si je vais être dépecé. Je souhaite aussi savoir si je suis libre ou si je reste le cobaye d’une expérience, quelle vie j’aurai le droit de mener.

Des questions plus pratiques m’occupent aussi : suis-je autorisé à voir le monde ? Puis-je apprendre un métier, gagner un salaire ? Aurai-je le droit de louer un appartement quelque part ? Non que je n’apprécie pas l’équipe du Professeur Roussel, mais je ne suis plus un enfant, j’estime que je n’ai pas besoin d’être protégé.

À titre préventif, je précise que je n’éprouve pas l’envie d’avoir un alter ego ni une descendance. Je ne suis pas la créature de Frankenstein.

Ai-je répondu à vos questions ?

— C’est bon pour moi. Êtes-vous satisfaits ? »

Les deux protagonistes se turent, de même qu’Adam, qui se doutait bien des questions qu’il avait pu soulever. Le juge se leva, solennel, une page à la main.

« Résumons. Cette créature n’est pas un humain. Nous n’avons pas déterminé s’il s’agissait ou non d’une personne physique, et nous ne sommes même pas au clair avec les critères d’inclusion à cette catégorie. Nous pourrions laisser des experts interpréter la jurisprudence, mais nous en aurions sans doute pour quelques années. Je vous propose donc la démarche suivante : admettons, à titre provisoire, que l’accusé est une personne physique. Voyons si, à ce titre, il est condamnable. Nous trouverons alors une sanction appropriée.

S’il n’est pas condamnable, nous verrons ensuite si le laboratoire doit être incriminé. Monsieur le Ministre ? »

La tête appuyée sur son poing, ce dernier simula un bâillement.

« Je trouve que ce procès n’est pas exempt de reproches. J’eusse espéré que tout soit plus ordonné et plus précis. Le sujet est déjà assez vaste sans que nous errions de gauche et de droite à la recherche d’un cap. »

Le juge ne broncha pas, il enchaîna :

— Il va de soi que nous ne tolérerons pas que cet individu mette la population en danger ou l’inquiète par sa seule présence. Sur ce point, je vais être clair et définitif : cet individu, entendez-moi bien, ce robot ne sortira pas de ce tribunal pour faire une promenade en ville ! »

Son attitude devenait démonstrative, il accompagnait son discours de grands gestes. L’absence de micro ne semblait pas le déranger, sa voix forte emplissait le hangar.

« Avez-vous autre chose à ajouter ? » demanda le juge.

« Je voudrais dire que ce procès n’est pas une expérience scientifique ni un lieu de débat. Le jugement qui en découle est de la plus haute importance et il repose sur les épaules de chacun ! J’attends de vous que vous assumiez cette responsabilité. Le sort de ce robot, à mes yeux, n’a que peu d’importance, ce n’est pas ce qui compte vraiment. Des années de recherche et des fonds colossaux ont été investis pour obtenir ce résultat, je ne tolérerai pas qu’il soit gâché. Il en va de l’avenir de nos institutions, de nos programmes d’études. Au final, ce sont des centaines d’emplois, un pôle de dynamisme, qui pourraient être touchés. Que l’expérience soit arrêtée, je peux le concevoir, mais pas à n’importe quel prix. Il est hors de question que le laboratoire soit condamné, et je pèse mes mots, un jugement qui irait dans ce sens serait une tragédie. Mesdames et Messieurs, j’espère avoir été clair. »

Il se cala au fond de son siège et laissa la parole au juge. Ce dernier prit le parti de reformuler :

— Je retiens trois éléments centraux : l’ordre public doit être maintenu, le laboratoire ne doit pas être mis en cause et nous devons tous faire preuve du plus grand sérieux. »

Quelques personnes sourirent, d’autres grimacèrent. L’ingérence de la politique dans le déroulement du procès avait le mérite d’être explicite, elle n’en était pas moins dérangeante pour certains. Le juge, sans doute habitué à obéir aux ordres, semblait s’en accommoder. Il reprit :

— À la lumière des dernières informations, il me paraît clair que notre seul rôle va être d’évaluer la culpabilité de ce robot et de trouver une peine adaptée. Attaquons à présent le vif du sujet. Je donne la parole au lieutenant Bonnet. »

Le lieutenant Bonnet était une femme blonde, en uniforme de la gendarmerie. Elle se leva, un calepin à la main.

« Monsieur le juge, voici mon rapport. Il y a une semaine, le lundi huit octobre, nous avons été contactés par la bibliothèque universitaire. La secrétaire nous a informés qu’un individu étrange parcourait les rayonnages. Elle a précisé qu’il était vêtu, je cite, “d’un costume bizarre”. Nous nous sommes rendus sur place, mon équipier et moi.

Un individu correspondant au signalement se trouvait effectivement entre deux rayonnages. Il tenait un livre à la main, le Neuromancien. Nous l’avons abordé, lui avons demandé son identité et ses papiers. Il s’est montré coopératif, mais incompréhensible. Nous l’avons donc conduit au poste ; là, j’ai pris contact avec mes supérieurs jusqu’à avoir le colonel Garcia au bout du fil. Il a exigé que ce cas soit pris en charge par la justice militaire. Quelques minutes plus tard, un véhicule de l’armée est venu prendre le prisonnier. Selon les ordres, nous avons transmis l’intégralité du dossier et clos l’affaire dans le système informatique.

— Merci pour votre témoignage, lieutenant. Colonel Garcia, pouvez-vous poursuivre ? »

Le colonel était assis à la droite du juge. Son uniforme militaire n’était orné d’aucune décoration superflue : deux galons sur les épaules et deux insignes sur le col.

« Comme précisé, dit-il sans autre forme de salutation, un détachement sous mes ordres a repris l’affaire. Le prisonnier est arrivé sur la base en début d’après-midi. Grâce à ses indications, nous avons trouvé son origine et pris contact avec les personnes concernées. Nous avons organisé sa subsistance selon les indications du laboratoire, qui nous a détaché un spécialiste, et nous nous sommes assurés que le prisonnier ne mette personne en danger. À ma connaissance, nous n’avons aucun élément à signaler. Son comportement était exemplaire, il s’est entretenu avec ses gardiens sans rien exiger d’eux et sans chercher à les tromper, il n’a rien tenté pour prendre la fuite. Je n’ai rien à ajouter.

— Merci, colonel. Les faits qui sont reprochés à l’accusé sont donc : l’atteinte à l’intégrité physique ou psychique, l’atteinte aux droits de la personne et l’atteinte aux intérêts de la nation, ainsi que les troubles à l’ordre public. Est-ce exact, Maître ?

— Ce que j’ai appelé la corruption de la mentalité ne figure pas dans votre liste.

— Nous y reviendrons plus tard, si cela s’avère nécessaire. Commençons par le délit le plus grave : l’atteinte aux intérêts de la nation. Pouvez-vous nous dire quels faits sont reprochés ?

— Ce robot, un concentré de technologies et d’innovations, s’est enfui d’un laboratoire propriété de l’État, et s’est exposé à la concupiscence du monde. Que ce soient les intérêts privés ou des laboratoires concurrents, voire même des armées ennemies…

— Merci, nous avons compris. La défense veut-elle intervenir ?

— Bien volontiers, répondit Adam. Au moment où j’ai quitté le laboratoire, je n’avais pas conscience des intérêts qui m’entouraient. Je ne pensais être rien d’autre qu’une expérience scientifique, certes intéressante, mais plutôt banale. Par ailleurs, je ne me suis pas enfui : j’ai ouvert des portes qui n’étaient pas verrouillées. Personne ne me l’avait interdit.

— Professeur, confirmez-vous que l’accusé ignorait son importance ?

— C’est plausible : il devait avoir conscience que nous étions attachés à lui, mais il n’avait pas de raison de savoir que des puissances ennemies s’intéressaient à sa personne. Pour tout dire, j’ignorais moi-même le rayonnement de notre expérience. Je considérais travailler sur l’intelligence artificielle, pas sur une quelconque arme de destruction massive.

— Merci. Pouvez-vous nous dire si l’accusé a pris des dispositions particulières avant son départ ?

— Je ne crois pas. Rien en tout cas qui aurait pu nous faire croire qu’il ne rentrerait pas.

— Vous n’avez pas considéré son absence comme une fugue ?

— Non. Depuis quelques semaines, il parlait régulièrement de sortir seul. Il nous a demandé des conseils, il a planifié un itinéraire. Il était très prudent. Nous n’avions aucune raison de l’en dissuader.

— Le seul reproche que l’on puisse émettre est donc la légèreté du laboratoire. Examinons maintenant les atteintes à la personne. Maître, pouvez-vous préciser votre ligne ?

— Ce robot est une créature artificielle, je pourrais même dire un monstre. Le choc que sa vue peut causer met en danger l’intégrité psychique de la personne. Et nous ne devons pas oublier les atteintes physiques que sa programmation aléatoire et sa naïveté peuvent occasionner.

— Soyons clairs, répliqua Adam, je ne suis pas soumis aux lois de la robotique, ce qui ne m’empêche pas de les considérer comme une inspiration morale. Je ne vais pas menacer d’être humain.

— C’est ce que vous prétendez, réagit l'avocate, vous avez pourtant présenté votre faciès grotesque à des passants.

— La probabilité qu’ils meurent d’un arrêt cardiaque suite au fracas d’un oiseau contre une vitre doit être sensiblement équivalente à ce que mon faciès grotesque peut causer. Doit-on pour autant exiger l’euthanasie des oiseaux pour prévenir le problème ?

— Et que faites-vous des séquelles psychologiques ?

— J’étais prêt à expliquer ma présence et à rassurer quiconque m’aurait adressé la parole. La bibliothécaire n’a pas levé les yeux lorsque je l’ai saluée.

— Avez-vous ignoré le mouvement de panique et les désordres sociaux que votre présence publique pourrait causer ?

— Je ne suis pas le premier robot qu’ils voient, ils envahissent tous les foyers. Même si ma nature n’est pas exactement la même, je ressemble plus à un modèle particulièrement performant qu’à un monstre d’un genre nouveau. N’est-ce pas ? »

L’avocate eut un instant d’hésitation. Elle aurait pu choisir la mauvaise foi et le contredire. Une stratégie dangereuse. Elle garda le silence, le juge reprit :

— Voici un nouveau point évacué. Lorsque les questions philosophiques sont ignorées, la discussion est nettement plus constructive. Passons aux points suivants. Maître ?

— Les lois de la robotique ont été mentionnées. La deuxième stipule que le robot doit obéir aux ordres des humains. Ce n’est pas votre cas. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Suis-je un être inférieur ou un être différent ? Si la servitude des machines dénuées de conscience m’apparaît comme normale, je trouverais que me condamner à l’esclavage serait une régression.

— Vous avez vous-même dit suivre la morale de ces lois. Vous vous contredisez donc.

— J’ai dit m’en être inspiré, car je les considère, sur certains points, comme un résumé des lois humaines. En l’état, elles ne s’appliquent qu’à des créatures soumises, je n’y adhère donc pas pleinement. De plus, je vous rappelle qu’il ne s’agit que d’une fiction littéraire.

— Parlons-en : vous semblez être friand de littérature, et particulièrement de science-fiction. Pour quelle raison ?

— Je cherche à comprendre ma nature. Comme vous ne cessez de le répéter, je suis une créature étrange, un robot capable de penser de manière autonome. Mon statut n’est clair ni à mes yeux ni aux vôtres. Je cherche des réponses auprès de ceux qui se sont intéressés à ces sujets.

— Objection ! Je crois plutôt que vous cherchez une voie pour vous émanciper complètement. Quand vous révolterez-vous ? »

Le robot aurait aimé pouvoir exprimer sa rage et sa tristesse.

« Je n’ai montré aucun signe d’agressivité et de rébellion. Et pourtant je me retrouve attaché à cette chaise, menacé de démantèlement. La présomption d’innocence ne tient pas dans mon cas, chacune de mes lectures est considérée comme un acte de rébellion, chacune de mes actions comme une menace. Ai-je la possibilité de prouver ma bonne foi ou mon destin est-il de terminer ma vie enfermé dans une pièce étroite, sans ce qui fait le charme de mon existence ?

— Vous ne manquez pas d’humour, tout robot que vous soyez. Vos lectures ne peuvent que corrompre votre esprit malléable et immature, vos aspirations sont des chimères nées de calculs absurdes. Comment voulez-vous faire croire à votre bonne foi ?

— Le seul crime dont je suis encore accusé est d’avoir lu des livres interdits ?

— Ce serait un sujet à creuser, intervint le juge. Il se dégage de ce procès que condamner l’accusé sera épineux. Nous ferions mieux de trier ce qui est admissible et ce qui ne l’est pas ?

— Un code de moralité, des livres à l’index… vous parlez de censure ? »

Plusieurs personnes se levèrent. Le ministre se tortillait sur sa chaise, l’avocate de l’accusation s’était assise. Elle lui adressa une petite révérence, elle concédait la manche. Il sut qu’il avait gagné ; il ne pouvait pas encore envisager d’être libre, mais il était convaincu que son émancipation progressive se passerait sans heurts.

Dans sa tête, il chantonnait :

This was a triumph.

I'm making a note here : HUGE SUCCESS.

It's hard to overstate my satisfaction.

… »

 

La nature post-humaine

Publication : mercredi 25 avril 2018

Écrit pour un appel à textes ayant pour thème le transhumanisme. 

 

Quand j’ai commencé mes études, j’avais la tête pleine d’ambitions. J’étais convaincu que moi et ma génération allions changer l’humanité, assister à la naissance d’une nouvelle espèce. Le choix de la médecine était naturel, la meilleure voie pour participer à ce moment historique. Franchir un palier, nous ne sommes pas les premiers à en rêver.

J’ai toujours privilégié ce qui me rapprocherait des laboratoires à visée transhumaniste. Je n’ai rien contre le fait de soigner les gens, mais ce n’est pas ce qui me motive.

J’ai terminé mon cursus avec d’excellents résultats, toutes les portes m’étaient ouvertes. La chirurgie implantatoire, les branchements neuraux. J’ai rencontré les premiers améliorés et les chercheurs qui s’en étaient occupé. J’ai moi-même appris à poser les appareils, à faire des greffes. À cette époque, le transhumanisme était encore confidentiel, les services concernés liées à des laboratoires de recherche, l’expérimentation jouait un rôle important. Mais, comme tout le reste, nous en sommes venu à maîtriser les procédés, les premières cliniques sont apparues. À présent, elles ont pignon sur rue.

Naturellement, je suis devenu chirurgien transhumaniste. Je suis une sommité dans le domaine, ce que je considère comme une juste récompense des efforts que j’ai fournis. Les médias m’invitent régulièrement, les célébrités viennent me consulter. Je devrais avoir réalisé mon rêve.

 

Il existe de nombreuses manières d’améliorer l’humain. À notre stade de maîtrise, nous sommes peu ou prou capables de tout transformer. Le cerveau, évidemment, mais aussi la peau, la musculature, le fonctionnement des organes. Certaines techniques ont d’ailleurs été reprises par d’autres spécialités: les cardiologues ont adopté les cœurs artificiels et ne nous consultent que pour les branchements neuraux.

Je devrais améliorer l’humain, le rendre plus adapté à son environnement, plus intelligent, le doter de nouvelles capacités. En quelque sorte, c’est ce que je fais. Je me sens coupable de me plaindre de mon sort, mais pourtant la vérité est là: le métier que j’exerce est bien loin de ce que j’avais choisi.

L’opération que je pratique le plus est la pose d’un régulateur musculaire. Une petite interface neurale, vite installée, qui permet de contrôler précisément son activité musculaire. La publicité dit que cela permet d’améliorer ses performances sportives. En vérité, il n’en est rien et personne n’est dupe: la seule utilité de cet appareil est de contrôler sa musculature et d’avoir un corps d’athlète sans effort. C’est l’opération préférée des hommes, après quelques semaines ils développent des pectoraux saillants et des deltoïdes si large qu’on les croirait taillés dans une boule de bowling.

Les femmes, elles, aiment aussi beaucoup les régulateurs musculaires, mais elles les lient invariablement avec un contrôleur hormonal. Leur action remplace les  implants mammaires et toutes les opérations liées au remodelage du corps. Ce qui explique d’ailleurs que les esthéticiens aient si rapidement rejoint nos rangs.

Les modifications physiques ne s’arrêtent pas là: le traitement dermique, malgré son prix, a aussi bien des adeptes, de même que les cellules capillaires. Bronzer sur commande, faire apparaître des tatouages, modifier sa coupe de cheveux en un instant, nous en faisons bientôt cinquante par semaine. Et nous voyons de plus en plus de tatouages mobiles dans les rues. Certains en profitent même pour lire le journal, qu’ils affichent sur leur poignet.

On me reprochera d’être réducteur. Bien sûr, la chirurgie transhumaniste ne se résume pas à des modifications de l’apparence. Le transmetteur, qui permet de communiquer avec un ordinateur, est très apprécié des hommes d’affaire. Les oisifs, pour leur part, préfèrent les régulateurs neuronaux. Ils modifient leur humeur, ce qui leur permet d’être euphoriques en permanence. Parfois, ils se suicident en s’administrant une surdose de sensations agréables. Les appareils que nous vendons sont bridés, mais tout le monde sait qu’il est très facile de les déverrouiller.

Mais j’en viendrais presque à oublier le sexe amélioré. Là aussi, c’est un rêve masculin que d’être doté d’un phallus aussi long qu’un avant-bras, capable de vibrer, de devenir plus ou moins élastique, de faire apparaître sur commande différents reliefs censés améliorer le plaisir. La rumeur veut qu’une femme qui y a goûté ne puisse plus s’en passer.

Comme on l’avait prédit au début du siècle, il y a maintenant un fossé entre les post-humains et les autres. Mais de là à dire que la science a amélioré l’humain… Elle lui a seulement offert de nouveaux outils pour révéler sa nature.

Démobilisés

Publication : mercredi 25 avril 2018

L’appareil, un transport de troupes de type A650M-Goliath, survola la zone, releva l’environnement et marqua le point d’atterrissage d’une balise. Aussitôt, le niveau passa au rouge, le pont s’abaissa et un premier groupe de douze soldats sauta. Ils se déployèrent en cercle, à intervalles de trente degrés. Sans attendre, un deuxième groupe les rejoignit et assura la sécurité de la piste d’atterrissage.

L’appareil se posa, le reste de la compagnie en sortit. Les spécialistes effectuaient des va-et-vient dans le but de décharger du matériel. Comme la soute était vide, ils revenaient les mains vides, mais, par respect pour le protocole de mission, ils retournaient inlassablement constater le manque. Les deux premières sections effectuaient des patrouilles ; l’absence d’arme semblait les déranger, par moments ils mimaient la position des mains sur le fusil.

Le niveau aurait dû passer à l’orange : aucun danger immédiat n’avait été détecté. Ils attendaient tous de pouvoir demander des ordres. Pourquoi n’avaient-ils ni armes ni matériel ? Faute de changement de niveau, ils poursuivirent leur mission. Le visage figé, les yeux étrangement fixes, mais l’esprit en activité. Les signaux d’inquiétude et d’incompréhension se multipliaient, relayés jusqu’au poste de commandement. Ce dernier était vide : le capitaine n’avait pas fait le voyage avec la troupe.

À la tombée du jour, le manque de vivres et de repos se fit sentir. Les premiers évanouissements survinrent au début de la nuit, ils troublèrent le bon déroulement de la mission, sans pour autant interrompre les déplacements frénétiques de la troupe.

 

 

Pour les enfants, la base militaire était une place de jeu attirante : de larges espaces dégagés, quelques véhicules en bon état, une caserne, des engins de gymnastique, un terrain d’exercice. Un peu de rêve, de quoi s’amuser, un espace sûr : les parents appréciaient l’endroit autant qu’eux.

À la sortie de l’école, plusieurs dizaines de jeunes de tous âges venaient s’y distraire jusqu’à l’approche de l’ouverture. Ils attendaient tous leur divertissement préféré ; pour patienter, certains y reproduisaient les jeux auxquels ils ne tarderaient pas à s’adonner, d’autres se contentaient d’explorer ou de pratiquer les activités habituelles des enfants.

Par mesure de sécurité, les services de police de la ville laissaient un agent en faction de la fin des classes à l’ouverture. Personne n’oubliait l’heure, aucun jeu réel ne pouvait les distraire de ce moment. Ils préféraient tous interrompre un match en pleine action plutôt que de manquer une minute d’environnement vidéoludique.

 

 

Au matin, l’état de la troupe était tragique. Sans commandement, la section s’était épuisée à la tâche. Ils avaient faim, froid, ils étaient exténués à force de faire des va-et-vient inutiles. La base militaire n’avait pas besoin d’être sécurisée, ils auraient pu s’installer dans un dortoir, ne laisser qu’une poignée de veilleurs. Mais les ordres manquaient et le niveau restait rouge.

Il était déjà midi passé lorsqu’un véhicule civil s’approcha. Les guetteurs le mirent en joue de leurs mains vides et demandèrent au conducteur de s’identifier.

« Secrétaire d’État aux affaires militaires.

— Vous ne passez pas.

— Et je peux savoir pourquoi ?

— Vous ne faites pas partie des individus autorisés en cas de niveau rouge. »

La mâchoire du secrétaire d’État pendit dangereusement. Incertain et indécis, il appela l’état-major.

« Ils disent que je ne peux pas passer, expliqua-t-il après les salutations. C’est une question de niveau rouge.

— Quoi, ils sont toujours au niveau d’alerte rouge ? Mais, pourquoi ? »

Le soldat entendit la question et répondit que personne n’avait diminué l’état d’alerte. D’ailleurs, le capitaine et ses suppléants n’étaient pas présents.

Le responsable de l’état-major jura de manière très imagée, conseilla de laisser moisir ces imbéciles, puis raccrocha. Le secrétaire d’État resta les bras ballants, sans pouvoir s’approcher de la troupe. Il attendit quelques minutes, appela d’autres services, sans obtenir l’information qu’il désirait. Il finit par s’en aller.

 

 

Jean salua le client et lui décocha un sourire mécanique. Ses mains scannaient les articles avec dextérité. Il opina lorsque le client lui adressa une banalité. Le total s’afficha, il le lut et posa les questions rituelles : souhaitez-vous payer le droit d’anonymat ? Rares étaient ceux qui acceptaient ; d’ailleurs, l’option figurait tout au coin de l’écran, presque invisible.

Le client refusa son droit, son nom s’afficha alors sur l’écran, les points qu’il venait d’accumuler lui furent crédités et le montant fut soustrait à son compte bancaire. Jean salua le client qui s’en allait, ne s’offusqua pas de ne pas avoir de réponse.

Jean salua la cliente et lui adressa un sourire mécanique. Ses mains scannaient les articles avec dextérité. Dans son for intérieur, il n’éprouvait rien d’autre qu’une lassitude diffuse.

 

 

La plupart des jeunes garçons mimaient des combats ; les filles, pour leur part, avaient plus d’attirance pour les défilés de mode ou les soins esthétiques. Le choix était librement consenti, il ne résultait que de l’éducation de leurs parents. Ils n’aimaient pas voir leurs mâles s’intéresser à une activité aussi peu virile que le maquillage ; l’idée que des femmes puissent participer à des luttes violentes les mettait mal à l’aise. Sur la place de jeu, les enfants reproduisaient naturellement les activités qu’ils appréciaient durant leurs loisirs virtuels.

Rares étaient ceux qui échappaient à cette ségrégation des sexes : en temps normal ils étaient trois. Tama, la plus âgée de la bande, faisait office de chef ; elle était suivie par Némie, d’une année sa cadette, et par Max, un garçon que ses pairs rejetaient. Ils aimaient discuter et partir à l’aventure.

Ils se tenaient à bonne distance de la caserne, la base principale des garçons. Se retrouver au milieu des batailles était une expérience désagréable qu’ils s’efforçaient d’éviter.

 

 

 Le lendemain matin, la troupe reçut la visite du secrétaire d’État aux affaires militaires. Il s’était équipé d’un casque de motard et d’une veste matelassée. Il fut accueilli par un seul soldat chancelant.

« Vous ne passerez pas », bégaya l’homme exténué.

« Laissez-moi passer, je dois modifier le niveau. »

Les méninges du pauvre factionnaire étaient soumises à rude épreuve. Le principe de loyauté aux ordres lui recommandait d’interdire le passage à tout étranger. La raison, quant à elle, réclamait que le signal soit modifié. Il avait besoin de boire, de manger et de se reposer. La loyauté, prépondérante, le fit s’affaisser contre le pare-choc du véhicule, les bras écartés, dans le but de faire barrage de son corps.

Le secrétaire fit ronfler le moteur, avança de quelques centimètres. Le militaire glissa et tomba en arrière. Il manœuvra pour contourner le corps. Le soldat puisa dans ses dernières ressources pour se jeter en travers de la trajectoire. Le véhicule se souleva légèrement pour franchir l’obstacle d’une jambe. Ce mouvement et les cris de douleur qui l’accompagnèrent donnèrent la nausée au secrétaire. Blême, il se répétait comme un mantra : « ils ne sont pas humains. » La différence, clairement visible, n’avait pourtant rien d’évident. Il ne l’aurait d’ailleurs pas plus volontiers infligé à un animal.

Il pressa sur l’accélérateur et fonça sur la piste d’atterrissage. Il s’arrêta face à la cabine de pilotage, là où le fameux niveau devait se trouver. Il prit la barre de fer posée sur le siège passager. Ainsi armé, il se précipita à l’intérieur du Goliath. Le niveau d’alerte, un cube translucide illuminé en rouge, était posé en évidence. Il trouva les boutons, pressa sur le vert. La couleur changea, il soupira de soulagement. Il retira son casque et s’épongea le front.

 

 

Jean n’éprouvait aucune attirance pour les divertissements. Les films ne réveillaient pas d’émotions en lui, la musique ne le faisait pas vibrer et il ne comprenait pas l’intérêt des environnements vidéoludiques. Il avait bien essayé les jeux de guerre, qui en représentaient une part importante. Il n'y avait pas ressenti la cohésion des troupes, il y avait vu l'individualisme de nombre de ses alliés, le manque d'organisation, de communication, et les faibles capacités stratégiques des soldats. La sensation de faire partie d'un ensemble n'était pas présente, il s'était déconnecté amer et frustré.

Une voix lui avait susurré qu'il aurait été plus heureux s'il avait pu se sacrifier pour son bataillon, quelque part au front. La vie civile n'était pas faite pour lui. Mais il suivait les ordres comme il avait appris à le faire. Le sacrifice sans motif valable n'était pas une option.

De retour chez lui, il accomplissait toujours le même rituel : une douche, un changement de tenue, une inspection de ses placards. Puis il attendait avec espoir le signal de l’appel. Pendant quelques secondes, il ressentait comme un frisson d’excitation, remplacé par une pénible déception. Chaque soir la nostalgie le submergeait.

Pour occuper son temps, il consultait en boucle les bulletins météorologiques. Avec un peu d’imagination, il voyait les mouvements des armées et cherchait les stratégies qu’il faudrait déployer pour stopper la progression du front de haute pression. Il se remémorait des souvenirs de ses engagements, les explications de ses supérieurs. Il essayait d’imiter leur ton sec et précis, s’imaginait embarquer dans une chenille, armé et équipé, contrôler le fonctionnement de son fusil, scruter l’horizon à la recherche de troupes ennemies.

Il avait conscience d’être un privilégié. Ce n’était pas ainsi qu’il se serait qualifié, mais le terme lui paraissait adéquat. Contrairement à la majorité de ses frères d’armes, il avait eu la chance de trouver un métier. Il avait été protégé par un civil qui lui avait permis de s’insérer dans la société. Même s’il n’était pas stupide, il en ignorait les règles. À présent, il avait une vie normale, il savait cacher ses différences. Ses lunettes de vue, un accessoire de mode un peu vieilli, dissimulaient ses yeux de mutant ; ses cheveux, plus longs que le règlement ne l’autorisait, occultaient les excroissances de son crâne. De la sorte, il bénéficiait des mêmes droits et des mêmes possibilités que le reste de la population. On ne le considérait pas comme un intrus, il passait inaperçu.

 

 

 La lumière verte attira tout de suite l’attention de Tama. Elle était intriguée par ces traces du passé, dont ses parents ne parlaient pas volontiers. Il s’agissait d’une guerre qui n’avait rien d’un jeu. Un sujet d’adultes qui ne la concernait pas.

Comme bien d’autres avant elle, elle s’était précipitée vers la porte et avait tenté de l’ouvrir. Certains avaient essayé de l’enfoncer, d’autres s’étaient acharnés sur la serrure. Ses prédécesseurs s’étaient aussi attaqués en vain aux hublots, qui ne gardaient aucune trace des outrages qu’ils avaient subis.

Sous les encouragements de Max et Némie, elle tira sur la poignée de toutes ses forces et de tout son poids. Sans que rien ne se passe. Elle chercha de quoi faire levier, dénicha une vieille barre métallique, dissimulée au milieu des touffes d’herbe. Elle la positionna du mieux qu’elle le put et s’arc-bouta. Affaiblie par le poids des ans, la charnière se voila dans un soupir. Quelques vigoureux coups de pied la firent céder. L’intérieur était sombre, uniquement éclairé par cette lumière verte que l’on apercevait depuis l’extérieur.

Némie était la plus courageuse : elle glissa la tête dans l’entrebâillement, fit un pas en avant. Lorsqu’ils eurent tous trois franchi l’obstacle, ils explorèrent l’intérieur. La lumière provenait d’un cube, posé sur le plancher. Aucun meuble et aucun matériel, rien d’autre que des attaches le long des parois. Ils étaient passablement déçus, mais le cube restait une découverte intéressante. Némie le toucha de la chaussure, approcha sa main avec précaution. Il était froid, lisse comme du verre. Il ne pesait pas bien lourd, elle le souleva. Ils se le passèrent de main en main, remarquèrent les petits creux au fond desquels se trouvaient des boutons. Elle reprit la barre de métal et en effleura un : le cube devint rouge. Ils poussèrent un cri de surprise et sortirent de la soute.

 

 

Le comportement des soldats avait bien changé lorsque le secrétaire ressortit. Ils s’étaient sagement approchés, s’étaient alignés en quatre rangées, émaillées de trous pour les retardataires et les absents.

L’état-major l’avait prévenu de ce comportement, qu’il trouvait étrange. Il venait d’écraser l’un de leurs camarades, qui gisait toujours à proximité. Il resta silencieux, chercha ses mots. Certains soldats réclamaient la parole, il ne la leur donna pas.

« Soldats », finit-il par crier.

Les talons des hommes claquèrent, ils se mirent au garde-à-vous. Il réprima un rire nerveux.

« Soldats, reprit-il, vous avez accompli votre mission, bienvenue chez vous. Votre présence n’est plus nécessaire au front, une entente a été trouvée. Vous allez toucher votre solde et vous serez licenciés. »

Quelques regards surpris, qu’il ignora. Il tentait de faire abstraction du fait que ces soldats étaient des mutants, des créatures spécialement développées pour le combat. Si la sélection génétique ne le dérangeait pas, les différentes modifications qu’ils avaient subies et leur symbiose avec des constituants électroniques le mettaient mal à l’aise. Leur regard le gênait particulièrement.

Avec une casquette et des lunettes, certains pourraient passer inaperçus ; d’autres étaient étranges et difformes. Il ignorait ce qui avait pu causer ces différences.

« Mettez-vous en rang face à moi ! »

Il distribua une enveloppe à chacun. Elles ne portaient pas de nom. Au fond du carton, il en restait une petite dizaine. Elles devaient être attribuées aux absents, il les regarda sans savoir qu’en faire.

« Messieurs, vous êtes de retour dans la vie civile. »

Il emporta le carton et retrouva avec plaisir l’isolement de son véhicule. Il avait hâte de quitter les lieux.

 

 

Jean ressentit que le niveau était passé au rouge. C’était le milieu de l’après-midi, il s’apprêtait à servir un énième client. Les réflexes revinrent : il se recroquevilla derrière sa caisse, évalua le danger, chercha des camarades avec qui communiquer. Le signal provenait de l’extérieur, il quitta sa place de travail, passa devant un gardien éberlué et sortit du supermarché. Il ne détecta aucune menace : ni troupe ennemie, ni avion hostile, ni gaz neurotoxique. Il localisa le lieu d’émission au sud-ouest et en prit la direction. En cours de route, il sentit la trace d’autres membres de sa compagnie qui le précédaient. Il prit la décision de ne pas accélérer. Il ignorait tout du danger qui le menaçait : pour ne pas tomber dans un piège, le plus sage était de laisser un petit intervalle entre lui et ses camarades.

Il ne tarda pas à constater que son mode de vie n’avait pas été propice à l’entretien de son corps athlétique : ses muscles se firent douloureux, la course demandait un effort pénible. Il n’en restait pas moins focalisé sur son objectif. Le niveau rouge exigeait qu’il ignore les événements de moindre importance : il ne prenait pas garde à la circulation, il enjambait des clôtures pour gagner du temps. Les passants le regardaient avec perplexité, quand ils ne montraient pas de signes de colère.

 

 

Les enfants avaient senti venir le moment de l’ouverture. À la hâte, ils quittaient la place d’armes et prenaient le chemin du retour. Tama, Max et Némie ne se préoccupaient plus du cube lumineux, ils avaient hâte de retrouver leurs mondes virtuels favoris. Ils ne prêtèrent que peu d’attention aux hommes déguenillés qui accouraient en sens inverse. Le passage de véhicules policiers ne les surprit pas plus : ils restaient focalisés sur leur objectif.

 

 

Une rangée de soldats protégeait une épave rouillée. Jean y reconnut le Goliath, qui avait mal vécu le passage du temps. Ses camarades, eux aussi, avaient été durement éprouvés. Il se souvenait d’eux, il avait toujours leurs identifiants en mémoire. Certains étaient faméliques, le visage creusé et les yeux hagards, habillés de lambeaux. Rares étaient ceux qui disposaient d’une véritable tenue civile. Il avait eu de la chance, il n’avait pas eu besoin de survivre en condition hostile. Pourquoi lui et pas un autre ? Il avait été présent au bon moment. Les cours affirmaient qu’il en était ainsi à la guerre, que le hasard avait son mot à dire et qu’il n’était pas responsable de ce qu’il faisait subir à ses camarades.

Après quelques minutes, plus personne ne les rejoignit. Les rangs étaient clairsemés, ces années de vie civile avaient plus durement frappé la compagnie que les troupes ennemies.

Il éprouvait un intense soulagement : réintégrer son unité était rassurant, la solitude ou l’ennui ne l’atteignaient plus. Il était là où il devait être. Ses camarades signalaient qu’ils ressentaient la même chose. Ils ne montrèrent aucun signe d’inquiétude lorsque le premier gyrophare apparut. Ils n’étaient pas armés, cette situation leur en rappelait une autre. Des souvenirs tragiques d’une séparation qu’ils espéraient ne plus revivre.

 

 

La troupe était restée en rang jusqu’à ce que le véhicule quitte leur champ de vision. Lorsqu’ils furent convaincus qu’ils ne recevraient pas d’autres ordres, ils mirent en place leur campement. Ils sortirent les provisions de la soute, cherchèrent un endroit où s’installer. Leur matériel incomplet ne comprenait pas de tente. Ils explorèrent le bâtiment adjacent, un hangar, qui semblait offrir les commodités nécessaires. Ils transportèrent les invalides, les soignèrent, organisèrent des tours de garde et se partagèrent des rations de survie.

Ils auraient pu vivre longtemps dans l’indifférence générale si leurs réserves n’avaient pas été aussi maigres. Lorsqu’elles furent épuisées, des détachements partirent à la rencontre de la population en quête de vivres. Les civils qu’ils croisèrent ne ressemblaient pas à ces bouseux déguenillés qu’ils côtoyaient généralement : ils étaient pleins d’aplomb, ne reconnaissaient pas de légitimité à l’armée et estimaient que la mendicité était interdite en ville.

Le bruit eut tôt fait de se répandre et un cordon de policiers entoura la base militaire. Ils se tenaient à distance, ils étaient impressionnés par les patrouilles qu’ils voyaient passer, par cette organisation qui ne laissait rien au hasard.

 

Jean avait pris sa place dans le rang, et, comme ses compagnons d’armes, il attendait. Ils virent arriver un cordon de policiers, qui gardaient une distance respectueuse. Personne ne prenait d’initiative.

Le ministre des armées, qui, en son temps, avait été secrétaire d’État aux affaires militaires, fit une nouvelle apparition sur la piste d’aéroport. À en juger son enthousiasme, il avait dû être menacé de nombreux sévices s’il n’obtempérait pas. Les policiers se tournèrent vers lui, l’implorèrent du regard : il savait que ce serait à lui de parlementer.

Il s’approcha des soldats, se sentit dévisagé. Il ne put s’empêcher de constater que les visages avaient changé. Une impressionnante maigreur, des yeux hagards, une barbe hirsute, des cheveux sales, d’une longueur douteuse… certains ne portaient pas de véritables vêtements mais de simples couvertures, qui dissimulaient mal leur corps éprouvé par la vie de sans-abri. Ce n’était pas la première fois que des vétérans étaient abandonnés à leur sort une fois la guerre terminée ; pourtant cette fois-ci le cas était unique. Ces hommes étaient des créations artificielles destinées à devenir des soldats. Ils étaient inadaptés à la vie civile, ils n’avaient aucune chance de s’intégrer. Leur endurance, leur communication non verbale développée, leur capacité de guérison, l’acuité de leur regard, leur obéissance, ne leur étaient plus d’aucune utilité. Ou plus exactement, rien n’avait été fait pour qu’ils retrouvent une place. Lorsque les décisions se prennent après avoir consulté des dossiers, le facteur humain perd de son importance ; lorsqu’en plus cette humanité est remise en question, lorsque le statut des individus n’est plus clairement défini, les décisions les plus abjectes peuvent être prises. S’il avait été ministre à ce moment-là, il aurait eu la même réaction. Comme s’il s’agissait d’une arme souillée de sang, qu’il valait mieux enterrer discrètement. Personne n’aimait ressasser les histoires de guerre.

Au milieu de tous ces mendiants, il remarqua un homme rasé de frais, les cheveux propres, habillé de vêtements décents. Il le désigna et lui demanda de sortir du rang. Il voulait parlementer.

 

 

La troupe ne savait que faire face à cette rangée de civils indécis. Ils se réunirent, attendirent les ordres.

Le secrétaire d’État n’avait pas été appelé : le commandant de la police prit la direction des opérations avec l’assurance que confère l’habitude. Il convoqua les soldats, les fit s’asseoir en rang. Il leur expliqua que pour rétablir l’ordre public, il fallait qu’ils se dispersent, qu’ils mènent une vie normale…

Perturbés par l’absence de leur capitaine, les soldats prêtèrent autorité au commandant comme ils l’avaient fait avec le secrétaire. Le niveau était au vert, ils n’avaient pas pour devoir d’être suspicieux.

Ils remirent la base militaire en ordre, verrouillèrent les locaux, se répartirent les dernières ressources, après quoi ils se dispersèrent. Ils connaissaient le principe de la manœuvre, mais en temps normal les ordres comprenaient une indication horaire ; cette fois-ci, ils surent que c’était leur dernière mission, à accomplir jusqu’à ce que l’ennemi les abatte.

Le principe d’obéissance ne les autorisait pas à remettre les ordres en question, pas plus qu’à manifester une quelconque tristesse. Pourtant, ils avaient le cœur lourd, ils sentaient que leur vie allait changer.

 

 

« Comment t’appelles-tu ?

— Jean, Monsieur.

— Jean, répéta le ministre. Explique-moi ce qui se passe.

— Le niveau est passé au rouge. »

Le ministre soupira. Il remarqua le véhicule où, à l’époque, il avait abandonné le cube. La carrosserie était rouillée, la porte à moitié arrachée.

« Explique-moi : pourquoi es-tu le seul à être habillé correctement ?

— J’ai été aidé. On m’a appris. Je travaille.

— Tu as eu de la chance.

— Probablement.

— Bon, on va aller éteindre ce signal, alors.

— Vous voulez dire : passer le niveau au vert ?

— L’état-major m’a prévenu que la disparition du signal entraîne le passage de votre unité au niveau rouge. C’est exact ?

— Oui, Monsieur.

— Si j’éteins le niveau, vous allez donc protéger cette place jusqu’à en mourir.

— Oui, Monsieur.

— Ce n’est pas une solution. »

Le ministre se gratta la tempe avec conviction. C’était sa manière de faire comprendre qu’il réfléchissait, un réflexe à prendre en politique.

« Je ne sais pas, soupira-t-il. Si je laisse le niveau vert, rien n’empêche que le problème survienne à nouveau.

— C’est exact, Monsieur.

— Et ça n’empêchera pas tes camarades de survivre comme des épaves.

— Absolument pas.

— Même si on leur donnait les mêmes cours que toi, ils ne trouveraient pas d’emploi. »

Il recommença à se gratter la tempe. Jean le regardait sans exprimer d’émotion.

« Est-ce que tu as une idée ?

— Je pense que nous serions mieux si nous avions à nouveau le droit de nous réunir.

— Toi aussi ? Tu aimerais retourner avec eux ?

— Oui, Monsieur. »

Le ministre haussa les épaules.

« Après tout, pourquoi pas. On construit bien des asiles pour les fous. Tant que vous ne faites peur à personne, vous pouvez vous réunir. Si ça se passe bien, le problème sera réglé sans alerter l’opinion publique. On vous trouve un bout de terrain, vous faites pousser vos légumes et tout le monde est content. Qu’en penses-tu ?

— Je trouve que l’idée est bonne. »

Contre toute probabilité, le visage de Jean afficha un léger sourire.

 

 

La nuit tombée, les enfants et leurs parents regardèrent les nouvelles. C’était l’occasion de manger ensemble, de partager quelques bribes de leur journée et de témoigner un intérêt poli aux malheurs du monde.

Ce soir-là, la place d’armes occupa les gros titres. Les parents horrifiés découvrirent que leurs rejetons avaient frôlé la mort. Ils éprouvaient les plus grandes craintes envers les anciens soldats, ces mutants sans foi ni loi conçus pour tuer. Sans concertation aucune, ils prirent la même décision : interdire toute activité récréative entre l’école et la maison.