Viande Froide
Voici la nouvelle que j'ai présentée au concours de l'Hebdo et qui n'a pas été retenue (ce qui ne m'a pas surpris vu le thème que j'ai choisi). Il devait s'agir d'une nouvelle policière de 12'000 signes maximum, comprenant un vin vaudois et se passant dans le domaine de la gastronomie.
L'Auberge du Village portait un nom incongru; elle n'en était pas moins réputée loin à la ronde. Elle datait de l'époque où Buchillon n'était pas encore un quartier. Depuis, la ville avait étendu son emprise et remplacé les maisons traditionnelles par de grands immeubles. La grande porte en bois, pourvue de ferrures brillantes et puissamment éclairée, paraissait particulièrement attirante au milieu du béton. Elle s'ouvrait sur un vestibule et sur la salle à manger, une grande pièce dont le sol imitait le marbre. Cinq tables de dimensions diverses y étaient disposées.
Cameron Favre, que chacun appelait par son nom de famille, était le propriétaire du lieu. Contrairement à la majeure partie de la population, il travaillait et touchait un salaire; il ne dépendait donc pas de la Couverture. Il louait un appartement digne de ce nom, pouvait se vêtir selon ses désirs... Mais surtout, il n'avait pas besoin de manger de RES. La Ration Équilibrée Standard était fournie gratuitement, elle constituait la seule nourriture de ceux qui ne gagnaient pas leur vie. Cette bouillie, fabriquée à partir d'insectes et de bactéries, était conçue pour être nourrissante et saine. Si saine que, pour lutter contre l'obésité, son goût avait été rendu écœurant. En consommer était une expérience pénible.
Même parmi les privilégiés, rares étaient ceux qui pouvaient manger à l'Auberge du Village. L'établissement appartenait à la catégorie Prestige, on y servait de la viande et du vin. Cette distinction était accompagnée de mesures sanitaires exigeantes: la cuisine et le service ne pouvaient être effectués que par des robots labellisés et tout était surveillé par des senseurs.
Favre arpentait son auberge. Il avait une heure devant lui avant que les premiers clients n'arrivent. Une équipe de robots s'affairait déjà en cuisine, une autre nettoyait. Les serveurs dormaient encore. Le dernier groupe, réparti entre les différentes pièces, assurait la surveillance. Deux précautions valaient mieux qu'une lorsqu'il s'agissait de nourriture. Devant chaque réfrigérateur blindé, un colosse attendait; le plus impressionnant d'entre eux surveillait les viandes. Favre le contourna; il présenta son iris, introduisit son code et la lourde porte s'ouvrit. Il n'y avait plus que de rares morceaux au frais, soigneusement emballés sous vide. Le prochain arrivage serait livré dans la soirée.
Le led vert du senseur clignotait dans la pénombre. Il signalait que l'air était exempt de tout indicateur de décomposition. Ce dispositif était particulièrement important pour les fruits et les légumes, fragiles en atmosphère polluée. Dans la catégorie Prestige, aucun conservateur n'était autorisé.
Favre ferma soigneusement la porte et contrôla qu'elle était verrouillée. Ils étaient trois à pouvoir l'ouvrir: le gardien, l'un des cuisiniers et lui-même. Lui seul était libre de ses déplacements: le cuisinier n'était pas autorisé à sortir et le gardien n'avait accès ni à la cuisine ni à la salle à manger.
Il revint vers l'entrée; il croisa un robot qui évacuait des épluchures. Mesure sanitaire: les déchets ne devaient jamais attendre, sous peine de déclencher l'alarme.
Stéphane était arrivé et il attendait les premiers clients. C'était le second humain, il se chargeait de l'accueil et des commandes. Le reste du personnel était uniquement robotique, à l'exception du réparateur technique qui intervenait sur appel.
Le livre des réservations attendait sur le comptoir. Il était complet pour les mois à venir. Favre l'ouvrit à la date du jour et regarda les noms. Il y avait un groupe de politiciens à la grande table, un négociant et sa femme, quelques noms moins connus. Et Sandoz, pour deux personnes. Les porteurs de ce nom de famille étaient nombreux, mais rares étaient ceux qui pouvaient s'offrir un repas gastronomique. Il devait s'agir d'Ulysse, un homme d'affaires de mauvaise réputation. Favre eut un instant de doute: et si l'homme était là pour la livraison de viande? Devait-il prendre des précautions particulières?
Les premiers clients arrivaient. Le tenancier attendait Sandoz, qu'il reconnut à la lumière des aménagements urbains. Une belle femme l'accompagnait. Il entra, tendit sa veste au portier et se fit guider à sa table. La salle se remplit sans que Favre ne puisse détacher ses yeux de la nuque de l'homme. Il était attentif à ses conversations, qui ne concernaient pourtant que le menu. Stéphane vint leur demander s'ils avaient choisi.
«J'aimerais savoir, demanda Ulysse Sandoz, quelle est votre viande la plus fraîche?
- Elles ont toutes la même fraîcheur, trois jours précisément.
- Ah, autant?
- Oui, répondit le serveur, nous sommes livrés deux fois par semaine.
- Je comprends, vu ce que ça coûte.
- Aimeriez-vous encore du temps?
- Non, notre choix est fait. Nous prendrons tous deux une Salade du chef en entrée, et pour le plat le poulet.
- Deux Suprêmes de poulet. Et que désirez-vous boire?
- Avez-vous un vin qui ferait l'affaire?
- Un vin blanc, je suppose.
- Oui, de la région, si possible.
- Un vin de Lavaux, dans ce cas. Que diriez-vous d'un Chasselas de Saint-Saphorin? La Cuvée du Bois est particulièrement bonne.
- Ces privilégiés qui ont droit à la bulle.
- Comme vous dites.»
La bulle était un écran de protection, déployé suite à l'acceptation de l'initiative "Sauver Lavaux IX". Cette mesure coûteuse n'était utilisée qu'en de rares endroits; ailleurs, le taux de particules fines était bien trop élevé pour que le raisin puisse être consommé.
«Quel dommage qu'il n'y ait plus de vin de la Côte. On fera avec. Mettez-nous une bouteille, la meilleure année!
- Bien, Monsieur.»
Favre avait tout écouté avec attention; les questions sur la viande l'avaient particulièrement dérangé. Ce n'était pourtant pas le premier client à s'informer de la fraîcheur des aliments. Certains étaient même beaucoup plus désagréables.
La rumeur qui entourait l'homme d'affaire n'était pas vérifiable. Peut-être n'était-elle due qu'à la jalousie. Sandoz devait être venu sans arrière-pensée, pour le plaisir d'un bon repas.
La sonnerie de son portable tira Favre de ses réflexions: le livreur était là. Dans la cour arrière, des gardiens lourdement armés délimitaient un couloir entre le fourgon et la porte. Aucun humain: les robots sont incorruptibles. Le livreur scanna les iris et tendit le bulletin de livraison. Le tenancier vérifia que tout était là et accompagna le porteur. Les emballages hermétiques correctement disposés, il ferma la porte du réfrigérateur blindé, jeta un coup d'œil au colosse et verrouilla la pièce.
Lorsqu'il revint dans la grande salle, Ulysse Sandoz n'était plus dans la pièce; la jeune femme mangeait seule. Il interrompit le compte rendu que lui faisait Stéphane:
- Où est Sandoz?
- Il a reçu un appel.
- Il est sorti?
- Non, il est dans le couloir, vers les toilettes. Il va revenir tout soudain: la fois d'avant en tout cas il n'a pas fait long.
- Ce n'est pas la première fois?
- Non, la deuxième.
- Surveille-le, je n'aime pas ça.
- Entendu!»
Le serveur n'avait pas l'air concerné par les soucis de son patron: comme à son habitude, il coordonnait les robots et passait régulièrement à chaque table. Ulysse Sandoz revint rapidement s'asseoir. Il s'exclama que la soirée se passait extrêmement bien. Il termina son assiette de volaille avec appétit, puis s'excusa à nouveau quelques instants. Favre, tourmenté, prit de nouvelles précautions: il mit deux robots en faction devant la porte.
Les desserts furent servis: les sorbets artisanaux remportèrent un franc succès, le moelleux au chocolat disparut rapidement. Sandoz quitta à nouveau sa chaise et s'enferma dans une cabine de toilettes. Favre l'avait suivi.
«C'est en bonne voie, disait l'homme d'affaire. Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer.
- ...
- Mais non, ne t'inquiète pas, ça fonctionne toujours. Avec ces gens-là, c'est facile, ils n'ont pas l'habitude.
- ...
- Comme sur des roulettes. Je t'appelle s'il y a du spécial.
- ...
- C'est ça, bonne soirée!»
Le tenancier retourna derrière le comptoir du vestibule. Il regarda Sandoz revenir à sa place. Plutôt que de s'y asseoir, il se dirigea directement vers Favre. Il lui tendit la main. Le patron hésita, mais n'eut d'autre choix que de présenter la sienne. Sandoz la serra chaleureusement. Il avait les paumes moites et l'haleine chargée.
"Tous mes remerciements pour cet excellent repas. Je trouve que la viande est tout à fait exceptionnelle dans votre établissement."
La démonstration était chaleureuse et Favre fut forcé d'accepter les compliments et de sourire. Une fois encore, l'allusion appuyée attisa son inquiétude.
L'homme retourna à sa table, termina son café, congratula le serveur et prit congé.
«Il est sympathique, pour finir, commenta Stéphane.
- Tu n'as rien remarqué de spécial?
- Non non, rien du tout. Pourquoi?»
Le patron était déjà parti, la foulée rapide et l'air inquiet. Les robots étaient à leur place. Peut-être n'était-ce que de la paranoïa. Mais il ne serait pas tranquille s'il n'allait pas vérifier. Il déverrouilla la porte, alluma: le cerbère n'avait pas bougé. Il présenta ses iris, composa son code; un déclic, les emballages apparurent, exactement comme il les avait laissés. Il les soupesa: tout était en ordre. Il soupira et sentit la tension refluer.
Il quitta la pièce, non sans verrouiller derrière lui. Les derniers clients n'allaient pas tarder à partir, il devait attendre dans le vestibule. Tout le monde tenait à le féliciter pour la qualité de sa cuisine. Il n'avait fait qu'acheter les robots, tout au plus suggérait-il des recettes et effectuait-il les commandes. Son entreprise était sa fierté, mais parfois les restaurants d'antan le rendaient nostalgique. Il n'avait pas tenu d'ustensile depuis des années, il se contentait de mettre de l'huile dans les rouages, d'assister ceux qui étaient réellement derrière les fourneaux.
Il ne ressentait plus qu'une vague morosité: la soirée s'était déroulée comme il l'attendait. C'était peut-être uniquement pour perturber cette routine que son imagination avait vagabondé. À bien y réfléchir, il était au service des robots. N'importe qui aurait pu occuper sa place, Stéphane serait plus difficile à remplacer que lui. Un vulgaire investisseur! Au moins pourrait-il aller au contact des clients. Il pourrait se sentir plus utile et s'occuper plus intelligemment.
Les nettoyeurs firent leur apparition et tout fut propre en quelques instants. Les cuisiniers s'étaient automatiquement rangés à leur râtelier, Stéphane était parti se changer. Il fit le tour de l'Auberge du Village: tout était calme, les lumières en veilleuse. Il passa devant les cuisines, puis suivit le couloir. Là, il remarqua une ligne de lumière sous une porte. Celle du réfrigérateur à viande.
Sa main tourna la poignée, ses yeux balayèrent la pièce. L'impressionnant colosse attendait à sa place, tandis qu'un robot nettoyait. La porte du réfrigérateur était ouverte sur des rayonnages vides, la lumière rouge du senseur clignotait. Son corps resta immobile alors que son esprit errait. Il ne comprenait pas. Rien n'y faisait, il ne comprenait pas. Un voleur? Un robot? Stéphane? Aucune alarme ne s'était déclenchée, les gardiens attendaient tous à leur place, ils n'avaient rien à signaler.
En désespoir de cause, il consulta la vidéosurveillance. Après son passage, rien ne s'était produit. Et soudainement, sans raison, le senseur était devenu rouge. Le gardien, alerté, avait ouvert la porte, pris la viande et l'avait sortie de la pièce. La mémoire du robot indiquait qu'il l'avait déposée dehors, dans le conteneur à déchets. Toujours soigneusement emballée.
Favre courut. Il savait avant de contrôler que tout avait disparu. Pas une trace suspecte, pas un indice. Il contempla les ordures, les bras ballants. Sandoz l'avait roulé. Sa bonne humeur, ses sous-entendus, ses va-et-vient, ses remerciements. Sa poignée de main. Une banale poignée de main, qu'une substance quelconque avait rendue un peu moite.