Démobilisés
L’appareil, un transport de troupes de type A650M-Goliath, survola la zone, releva l’environnement et marqua le point d’atterrissage d’une balise. Aussitôt, le niveau passa au rouge, le pont s’abaissa et un premier groupe de douze soldats sauta. Ils se déployèrent en cercle, à intervalles de trente degrés. Sans attendre, un deuxième groupe les rejoignit et assura la sécurité de la piste d’atterrissage.
L’appareil se posa, le reste de la compagnie en sortit. Les spécialistes effectuaient des va-et-vient dans le but de décharger du matériel. Comme la soute était vide, ils revenaient les mains vides, mais, par respect pour le protocole de mission, ils retournaient inlassablement constater le manque. Les deux premières sections effectuaient des patrouilles ; l’absence d’arme semblait les déranger, par moments ils mimaient la position des mains sur le fusil.
Le niveau aurait dû passer à l’orange : aucun danger immédiat n’avait été détecté. Ils attendaient tous de pouvoir demander des ordres. Pourquoi n’avaient-ils ni armes ni matériel ? Faute de changement de niveau, ils poursuivirent leur mission. Le visage figé, les yeux étrangement fixes, mais l’esprit en activité. Les signaux d’inquiétude et d’incompréhension se multipliaient, relayés jusqu’au poste de commandement. Ce dernier était vide : le capitaine n’avait pas fait le voyage avec la troupe.
À la tombée du jour, le manque de vivres et de repos se fit sentir. Les premiers évanouissements survinrent au début de la nuit, ils troublèrent le bon déroulement de la mission, sans pour autant interrompre les déplacements frénétiques de la troupe.
⁂
Pour les enfants, la base militaire était une place de jeu attirante : de larges espaces dégagés, quelques véhicules en bon état, une caserne, des engins de gymnastique, un terrain d’exercice. Un peu de rêve, de quoi s’amuser, un espace sûr : les parents appréciaient l’endroit autant qu’eux.
À la sortie de l’école, plusieurs dizaines de jeunes de tous âges venaient s’y distraire jusqu’à l’approche de l’ouverture. Ils attendaient tous leur divertissement préféré ; pour patienter, certains y reproduisaient les jeux auxquels ils ne tarderaient pas à s’adonner, d’autres se contentaient d’explorer ou de pratiquer les activités habituelles des enfants.
Par mesure de sécurité, les services de police de la ville laissaient un agent en faction de la fin des classes à l’ouverture. Personne n’oubliait l’heure, aucun jeu réel ne pouvait les distraire de ce moment. Ils préféraient tous interrompre un match en pleine action plutôt que de manquer une minute d’environnement vidéoludique.
⁂
Au matin, l’état de la troupe était tragique. Sans commandement, la section s’était épuisée à la tâche. Ils avaient faim, froid, ils étaient exténués à force de faire des va-et-vient inutiles. La base militaire n’avait pas besoin d’être sécurisée, ils auraient pu s’installer dans un dortoir, ne laisser qu’une poignée de veilleurs. Mais les ordres manquaient et le niveau restait rouge.
Il était déjà midi passé lorsqu’un véhicule civil s’approcha. Les guetteurs le mirent en joue de leurs mains vides et demandèrent au conducteur de s’identifier.
« Secrétaire d’État aux affaires militaires.
— Vous ne passez pas.
— Et je peux savoir pourquoi ?
— Vous ne faites pas partie des individus autorisés en cas de niveau rouge. »
La mâchoire du secrétaire d’État pendit dangereusement. Incertain et indécis, il appela l’état-major.
« Ils disent que je ne peux pas passer, expliqua-t-il après les salutations. C’est une question de niveau rouge.
— Quoi, ils sont toujours au niveau d’alerte rouge ? Mais, pourquoi ? »
Le soldat entendit la question et répondit que personne n’avait diminué l’état d’alerte. D’ailleurs, le capitaine et ses suppléants n’étaient pas présents.
Le responsable de l’état-major jura de manière très imagée, conseilla de laisser moisir ces imbéciles, puis raccrocha. Le secrétaire d’État resta les bras ballants, sans pouvoir s’approcher de la troupe. Il attendit quelques minutes, appela d’autres services, sans obtenir l’information qu’il désirait. Il finit par s’en aller.
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Jean salua le client et lui décocha un sourire mécanique. Ses mains scannaient les articles avec dextérité. Il opina lorsque le client lui adressa une banalité. Le total s’afficha, il le lut et posa les questions rituelles : souhaitez-vous payer le droit d’anonymat ? Rares étaient ceux qui acceptaient ; d’ailleurs, l’option figurait tout au coin de l’écran, presque invisible.
Le client refusa son droit, son nom s’afficha alors sur l’écran, les points qu’il venait d’accumuler lui furent crédités et le montant fut soustrait à son compte bancaire. Jean salua le client qui s’en allait, ne s’offusqua pas de ne pas avoir de réponse.
Jean salua la cliente et lui adressa un sourire mécanique. Ses mains scannaient les articles avec dextérité. Dans son for intérieur, il n’éprouvait rien d’autre qu’une lassitude diffuse.
⁂
La plupart des jeunes garçons mimaient des combats ; les filles, pour leur part, avaient plus d’attirance pour les défilés de mode ou les soins esthétiques. Le choix était librement consenti, il ne résultait que de l’éducation de leurs parents. Ils n’aimaient pas voir leurs mâles s’intéresser à une activité aussi peu virile que le maquillage ; l’idée que des femmes puissent participer à des luttes violentes les mettait mal à l’aise. Sur la place de jeu, les enfants reproduisaient naturellement les activités qu’ils appréciaient durant leurs loisirs virtuels.
Rares étaient ceux qui échappaient à cette ségrégation des sexes : en temps normal ils étaient trois. Tama, la plus âgée de la bande, faisait office de chef ; elle était suivie par Némie, d’une année sa cadette, et par Max, un garçon que ses pairs rejetaient. Ils aimaient discuter et partir à l’aventure.
Ils se tenaient à bonne distance de la caserne, la base principale des garçons. Se retrouver au milieu des batailles était une expérience désagréable qu’ils s’efforçaient d’éviter.
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Le lendemain matin, la troupe reçut la visite du secrétaire d’État aux affaires militaires. Il s’était équipé d’un casque de motard et d’une veste matelassée. Il fut accueilli par un seul soldat chancelant.
« Vous ne passerez pas », bégaya l’homme exténué.
« Laissez-moi passer, je dois modifier le niveau. »
Les méninges du pauvre factionnaire étaient soumises à rude épreuve. Le principe de loyauté aux ordres lui recommandait d’interdire le passage à tout étranger. La raison, quant à elle, réclamait que le signal soit modifié. Il avait besoin de boire, de manger et de se reposer. La loyauté, prépondérante, le fit s’affaisser contre le pare-choc du véhicule, les bras écartés, dans le but de faire barrage de son corps.
Le secrétaire fit ronfler le moteur, avança de quelques centimètres. Le militaire glissa et tomba en arrière. Il manœuvra pour contourner le corps. Le soldat puisa dans ses dernières ressources pour se jeter en travers de la trajectoire. Le véhicule se souleva légèrement pour franchir l’obstacle d’une jambe. Ce mouvement et les cris de douleur qui l’accompagnèrent donnèrent la nausée au secrétaire. Blême, il se répétait comme un mantra : « ils ne sont pas humains. » La différence, clairement visible, n’avait pourtant rien d’évident. Il ne l’aurait d’ailleurs pas plus volontiers infligé à un animal.
Il pressa sur l’accélérateur et fonça sur la piste d’atterrissage. Il s’arrêta face à la cabine de pilotage, là où le fameux niveau devait se trouver. Il prit la barre de fer posée sur le siège passager. Ainsi armé, il se précipita à l’intérieur du Goliath. Le niveau d’alerte, un cube translucide illuminé en rouge, était posé en évidence. Il trouva les boutons, pressa sur le vert. La couleur changea, il soupira de soulagement. Il retira son casque et s’épongea le front.
⁂
Jean n’éprouvait aucune attirance pour les divertissements. Les films ne réveillaient pas d’émotions en lui, la musique ne le faisait pas vibrer et il ne comprenait pas l’intérêt des environnements vidéoludiques. Il avait bien essayé les jeux de guerre, qui en représentaient une part importante. Il n'y avait pas ressenti la cohésion des troupes, il y avait vu l'individualisme de nombre de ses alliés, le manque d'organisation, de communication, et les faibles capacités stratégiques des soldats. La sensation de faire partie d'un ensemble n'était pas présente, il s'était déconnecté amer et frustré.
Une voix lui avait susurré qu'il aurait été plus heureux s'il avait pu se sacrifier pour son bataillon, quelque part au front. La vie civile n'était pas faite pour lui. Mais il suivait les ordres comme il avait appris à le faire. Le sacrifice sans motif valable n'était pas une option.
De retour chez lui, il accomplissait toujours le même rituel : une douche, un changement de tenue, une inspection de ses placards. Puis il attendait avec espoir le signal de l’appel. Pendant quelques secondes, il ressentait comme un frisson d’excitation, remplacé par une pénible déception. Chaque soir la nostalgie le submergeait.
Pour occuper son temps, il consultait en boucle les bulletins météorologiques. Avec un peu d’imagination, il voyait les mouvements des armées et cherchait les stratégies qu’il faudrait déployer pour stopper la progression du front de haute pression. Il se remémorait des souvenirs de ses engagements, les explications de ses supérieurs. Il essayait d’imiter leur ton sec et précis, s’imaginait embarquer dans une chenille, armé et équipé, contrôler le fonctionnement de son fusil, scruter l’horizon à la recherche de troupes ennemies.
Il avait conscience d’être un privilégié. Ce n’était pas ainsi qu’il se serait qualifié, mais le terme lui paraissait adéquat. Contrairement à la majorité de ses frères d’armes, il avait eu la chance de trouver un métier. Il avait été protégé par un civil qui lui avait permis de s’insérer dans la société. Même s’il n’était pas stupide, il en ignorait les règles. À présent, il avait une vie normale, il savait cacher ses différences. Ses lunettes de vue, un accessoire de mode un peu vieilli, dissimulaient ses yeux de mutant ; ses cheveux, plus longs que le règlement ne l’autorisait, occultaient les excroissances de son crâne. De la sorte, il bénéficiait des mêmes droits et des mêmes possibilités que le reste de la population. On ne le considérait pas comme un intrus, il passait inaperçu.
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La lumière verte attira tout de suite l’attention de Tama. Elle était intriguée par ces traces du passé, dont ses parents ne parlaient pas volontiers. Il s’agissait d’une guerre qui n’avait rien d’un jeu. Un sujet d’adultes qui ne la concernait pas.
Comme bien d’autres avant elle, elle s’était précipitée vers la porte et avait tenté de l’ouvrir. Certains avaient essayé de l’enfoncer, d’autres s’étaient acharnés sur la serrure. Ses prédécesseurs s’étaient aussi attaqués en vain aux hublots, qui ne gardaient aucune trace des outrages qu’ils avaient subis.
Sous les encouragements de Max et Némie, elle tira sur la poignée de toutes ses forces et de tout son poids. Sans que rien ne se passe. Elle chercha de quoi faire levier, dénicha une vieille barre métallique, dissimulée au milieu des touffes d’herbe. Elle la positionna du mieux qu’elle le put et s’arc-bouta. Affaiblie par le poids des ans, la charnière se voila dans un soupir. Quelques vigoureux coups de pied la firent céder. L’intérieur était sombre, uniquement éclairé par cette lumière verte que l’on apercevait depuis l’extérieur.
Némie était la plus courageuse : elle glissa la tête dans l’entrebâillement, fit un pas en avant. Lorsqu’ils eurent tous trois franchi l’obstacle, ils explorèrent l’intérieur. La lumière provenait d’un cube, posé sur le plancher. Aucun meuble et aucun matériel, rien d’autre que des attaches le long des parois. Ils étaient passablement déçus, mais le cube restait une découverte intéressante. Némie le toucha de la chaussure, approcha sa main avec précaution. Il était froid, lisse comme du verre. Il ne pesait pas bien lourd, elle le souleva. Ils se le passèrent de main en main, remarquèrent les petits creux au fond desquels se trouvaient des boutons. Elle reprit la barre de métal et en effleura un : le cube devint rouge. Ils poussèrent un cri de surprise et sortirent de la soute.
⁂
Le comportement des soldats avait bien changé lorsque le secrétaire ressortit. Ils s’étaient sagement approchés, s’étaient alignés en quatre rangées, émaillées de trous pour les retardataires et les absents.
L’état-major l’avait prévenu de ce comportement, qu’il trouvait étrange. Il venait d’écraser l’un de leurs camarades, qui gisait toujours à proximité. Il resta silencieux, chercha ses mots. Certains soldats réclamaient la parole, il ne la leur donna pas.
« Soldats », finit-il par crier.
Les talons des hommes claquèrent, ils se mirent au garde-à-vous. Il réprima un rire nerveux.
« Soldats, reprit-il, vous avez accompli votre mission, bienvenue chez vous. Votre présence n’est plus nécessaire au front, une entente a été trouvée. Vous allez toucher votre solde et vous serez licenciés. »
Quelques regards surpris, qu’il ignora. Il tentait de faire abstraction du fait que ces soldats étaient des mutants, des créatures spécialement développées pour le combat. Si la sélection génétique ne le dérangeait pas, les différentes modifications qu’ils avaient subies et leur symbiose avec des constituants électroniques le mettaient mal à l’aise. Leur regard le gênait particulièrement.
Avec une casquette et des lunettes, certains pourraient passer inaperçus ; d’autres étaient étranges et difformes. Il ignorait ce qui avait pu causer ces différences.
« Mettez-vous en rang face à moi ! »
Il distribua une enveloppe à chacun. Elles ne portaient pas de nom. Au fond du carton, il en restait une petite dizaine. Elles devaient être attribuées aux absents, il les regarda sans savoir qu’en faire.
« Messieurs, vous êtes de retour dans la vie civile. »
Il emporta le carton et retrouva avec plaisir l’isolement de son véhicule. Il avait hâte de quitter les lieux.
⁂
Jean ressentit que le niveau était passé au rouge. C’était le milieu de l’après-midi, il s’apprêtait à servir un énième client. Les réflexes revinrent : il se recroquevilla derrière sa caisse, évalua le danger, chercha des camarades avec qui communiquer. Le signal provenait de l’extérieur, il quitta sa place de travail, passa devant un gardien éberlué et sortit du supermarché. Il ne détecta aucune menace : ni troupe ennemie, ni avion hostile, ni gaz neurotoxique. Il localisa le lieu d’émission au sud-ouest et en prit la direction. En cours de route, il sentit la trace d’autres membres de sa compagnie qui le précédaient. Il prit la décision de ne pas accélérer. Il ignorait tout du danger qui le menaçait : pour ne pas tomber dans un piège, le plus sage était de laisser un petit intervalle entre lui et ses camarades.
Il ne tarda pas à constater que son mode de vie n’avait pas été propice à l’entretien de son corps athlétique : ses muscles se firent douloureux, la course demandait un effort pénible. Il n’en restait pas moins focalisé sur son objectif. Le niveau rouge exigeait qu’il ignore les événements de moindre importance : il ne prenait pas garde à la circulation, il enjambait des clôtures pour gagner du temps. Les passants le regardaient avec perplexité, quand ils ne montraient pas de signes de colère.
⁂
Les enfants avaient senti venir le moment de l’ouverture. À la hâte, ils quittaient la place d’armes et prenaient le chemin du retour. Tama, Max et Némie ne se préoccupaient plus du cube lumineux, ils avaient hâte de retrouver leurs mondes virtuels favoris. Ils ne prêtèrent que peu d’attention aux hommes déguenillés qui accouraient en sens inverse. Le passage de véhicules policiers ne les surprit pas plus : ils restaient focalisés sur leur objectif.
⁂
Une rangée de soldats protégeait une épave rouillée. Jean y reconnut le Goliath, qui avait mal vécu le passage du temps. Ses camarades, eux aussi, avaient été durement éprouvés. Il se souvenait d’eux, il avait toujours leurs identifiants en mémoire. Certains étaient faméliques, le visage creusé et les yeux hagards, habillés de lambeaux. Rares étaient ceux qui disposaient d’une véritable tenue civile. Il avait eu de la chance, il n’avait pas eu besoin de survivre en condition hostile. Pourquoi lui et pas un autre ? Il avait été présent au bon moment. Les cours affirmaient qu’il en était ainsi à la guerre, que le hasard avait son mot à dire et qu’il n’était pas responsable de ce qu’il faisait subir à ses camarades.
Après quelques minutes, plus personne ne les rejoignit. Les rangs étaient clairsemés, ces années de vie civile avaient plus durement frappé la compagnie que les troupes ennemies.
Il éprouvait un intense soulagement : réintégrer son unité était rassurant, la solitude ou l’ennui ne l’atteignaient plus. Il était là où il devait être. Ses camarades signalaient qu’ils ressentaient la même chose. Ils ne montrèrent aucun signe d’inquiétude lorsque le premier gyrophare apparut. Ils n’étaient pas armés, cette situation leur en rappelait une autre. Des souvenirs tragiques d’une séparation qu’ils espéraient ne plus revivre.
⁂
La troupe était restée en rang jusqu’à ce que le véhicule quitte leur champ de vision. Lorsqu’ils furent convaincus qu’ils ne recevraient pas d’autres ordres, ils mirent en place leur campement. Ils sortirent les provisions de la soute, cherchèrent un endroit où s’installer. Leur matériel incomplet ne comprenait pas de tente. Ils explorèrent le bâtiment adjacent, un hangar, qui semblait offrir les commodités nécessaires. Ils transportèrent les invalides, les soignèrent, organisèrent des tours de garde et se partagèrent des rations de survie.
Ils auraient pu vivre longtemps dans l’indifférence générale si leurs réserves n’avaient pas été aussi maigres. Lorsqu’elles furent épuisées, des détachements partirent à la rencontre de la population en quête de vivres. Les civils qu’ils croisèrent ne ressemblaient pas à ces bouseux déguenillés qu’ils côtoyaient généralement : ils étaient pleins d’aplomb, ne reconnaissaient pas de légitimité à l’armée et estimaient que la mendicité était interdite en ville.
Le bruit eut tôt fait de se répandre et un cordon de policiers entoura la base militaire. Ils se tenaient à distance, ils étaient impressionnés par les patrouilles qu’ils voyaient passer, par cette organisation qui ne laissait rien au hasard.
⁂
Jean avait pris sa place dans le rang, et, comme ses compagnons d’armes, il attendait. Ils virent arriver un cordon de policiers, qui gardaient une distance respectueuse. Personne ne prenait d’initiative.
Le ministre des armées, qui, en son temps, avait été secrétaire d’État aux affaires militaires, fit une nouvelle apparition sur la piste d’aéroport. À en juger son enthousiasme, il avait dû être menacé de nombreux sévices s’il n’obtempérait pas. Les policiers se tournèrent vers lui, l’implorèrent du regard : il savait que ce serait à lui de parlementer.
Il s’approcha des soldats, se sentit dévisagé. Il ne put s’empêcher de constater que les visages avaient changé. Une impressionnante maigreur, des yeux hagards, une barbe hirsute, des cheveux sales, d’une longueur douteuse… certains ne portaient pas de véritables vêtements mais de simples couvertures, qui dissimulaient mal leur corps éprouvé par la vie de sans-abri. Ce n’était pas la première fois que des vétérans étaient abandonnés à leur sort une fois la guerre terminée ; pourtant cette fois-ci le cas était unique. Ces hommes étaient des créations artificielles destinées à devenir des soldats. Ils étaient inadaptés à la vie civile, ils n’avaient aucune chance de s’intégrer. Leur endurance, leur communication non verbale développée, leur capacité de guérison, l’acuité de leur regard, leur obéissance, ne leur étaient plus d’aucune utilité. Ou plus exactement, rien n’avait été fait pour qu’ils retrouvent une place. Lorsque les décisions se prennent après avoir consulté des dossiers, le facteur humain perd de son importance ; lorsqu’en plus cette humanité est remise en question, lorsque le statut des individus n’est plus clairement défini, les décisions les plus abjectes peuvent être prises. S’il avait été ministre à ce moment-là, il aurait eu la même réaction. Comme s’il s’agissait d’une arme souillée de sang, qu’il valait mieux enterrer discrètement. Personne n’aimait ressasser les histoires de guerre.
Au milieu de tous ces mendiants, il remarqua un homme rasé de frais, les cheveux propres, habillé de vêtements décents. Il le désigna et lui demanda de sortir du rang. Il voulait parlementer.
⁂
La troupe ne savait que faire face à cette rangée de civils indécis. Ils se réunirent, attendirent les ordres.
Le secrétaire d’État n’avait pas été appelé : le commandant de la police prit la direction des opérations avec l’assurance que confère l’habitude. Il convoqua les soldats, les fit s’asseoir en rang. Il leur expliqua que pour rétablir l’ordre public, il fallait qu’ils se dispersent, qu’ils mènent une vie normale…
Perturbés par l’absence de leur capitaine, les soldats prêtèrent autorité au commandant comme ils l’avaient fait avec le secrétaire. Le niveau était au vert, ils n’avaient pas pour devoir d’être suspicieux.
Ils remirent la base militaire en ordre, verrouillèrent les locaux, se répartirent les dernières ressources, après quoi ils se dispersèrent. Ils connaissaient le principe de la manœuvre, mais en temps normal les ordres comprenaient une indication horaire ; cette fois-ci, ils surent que c’était leur dernière mission, à accomplir jusqu’à ce que l’ennemi les abatte.
Le principe d’obéissance ne les autorisait pas à remettre les ordres en question, pas plus qu’à manifester une quelconque tristesse. Pourtant, ils avaient le cœur lourd, ils sentaient que leur vie allait changer.
⁂
« Comment t’appelles-tu ?
— Jean, Monsieur.
— Jean, répéta le ministre. Explique-moi ce qui se passe.
— Le niveau est passé au rouge. »
Le ministre soupira. Il remarqua le véhicule où, à l’époque, il avait abandonné le cube. La carrosserie était rouillée, la porte à moitié arrachée.
« Explique-moi : pourquoi es-tu le seul à être habillé correctement ?
— J’ai été aidé. On m’a appris. Je travaille.
— Tu as eu de la chance.
— Probablement.
— Bon, on va aller éteindre ce signal, alors.
— Vous voulez dire : passer le niveau au vert ?
— L’état-major m’a prévenu que la disparition du signal entraîne le passage de votre unité au niveau rouge. C’est exact ?
— Oui, Monsieur.
— Si j’éteins le niveau, vous allez donc protéger cette place jusqu’à en mourir.
— Oui, Monsieur.
— Ce n’est pas une solution. »
Le ministre se gratta la tempe avec conviction. C’était sa manière de faire comprendre qu’il réfléchissait, un réflexe à prendre en politique.
« Je ne sais pas, soupira-t-il. Si je laisse le niveau vert, rien n’empêche que le problème survienne à nouveau.
— C’est exact, Monsieur.
— Et ça n’empêchera pas tes camarades de survivre comme des épaves.
— Absolument pas.
— Même si on leur donnait les mêmes cours que toi, ils ne trouveraient pas d’emploi. »
Il recommença à se gratter la tempe. Jean le regardait sans exprimer d’émotion.
« Est-ce que tu as une idée ?
— Je pense que nous serions mieux si nous avions à nouveau le droit de nous réunir.
— Toi aussi ? Tu aimerais retourner avec eux ?
— Oui, Monsieur. »
Le ministre haussa les épaules.
« Après tout, pourquoi pas. On construit bien des asiles pour les fous. Tant que vous ne faites peur à personne, vous pouvez vous réunir. Si ça se passe bien, le problème sera réglé sans alerter l’opinion publique. On vous trouve un bout de terrain, vous faites pousser vos légumes et tout le monde est content. Qu’en penses-tu ?
— Je trouve que l’idée est bonne. »
Contre toute probabilité, le visage de Jean afficha un léger sourire.
⁂
La nuit tombée, les enfants et leurs parents regardèrent les nouvelles. C’était l’occasion de manger ensemble, de partager quelques bribes de leur journée et de témoigner un intérêt poli aux malheurs du monde.
Ce soir-là, la place d’armes occupa les gros titres. Les parents horrifiés découvrirent que leurs rejetons avaient frôlé la mort. Ils éprouvaient les plus grandes craintes envers les anciens soldats, ces mutants sans foi ni loi conçus pour tuer. Sans concertation aucune, ils prirent la même décision : interdire toute activité récréative entre l’école et la maison.