Triomphe de la Modernité
J'avais envie de m'essayer au steampunk. Voici le résultat. L'histoire est inspirée d'un fait divers de 2012 en Russie.
Eugène s'attarda à la bibliothèque jusqu'à la tombée du jour; il fut tiré de sa lecture par l'allumage des réverbères. Il se maudit de ne pas avoir vu le temps passer, et emprunta le chemin le plus court pour rentrer chez lui. Secrètement, il rêvait de ne plus devoir remettre les pieds dans le petit appartement, de vivre sa vie sans se soucier de sa famille. De faire des études, pourquoi pas? Mais il savait bien que la timide liberté dont il jouissait ne serait que de courte durée. Et il avait le sens des responsabilités; il devait à ses deux frères d'assumer sa place d'aîné, si pénible qu'elle soit.
Les rues étaient encombrées d'attelages, qui luttaient contre la foule pour se faire une place. Les fouets claquaient, alors que sur les grandes artères les tramways activaient leur cloche et leur sifflet. Il n'y avait pas encore de ligne pour regagner le domicile familial. Certains travaux étaient à l'étude, il faudrait raser des bâtiments, élargir les rues... La population était généralement opposée à ces mesures, même si elle en profitait. La famille d'Eugène craignait que la préfecture n'ordonne la destruction de leur immeuble. Le propriétaire profitait de cette inquiétude pour se dispenser d'entretien. Il comptait profiter le plus longtemps possible des loyers avant que le sort de la construction ne soit scellé, ou que la décrépitude ne la rende entièrement inhospitalière.
Eugène fit un petit détour pour acheter quelques légumes et une miche de pain. Il passa devant le café du quartier et salua les clients qu'il connaissait. Aucun ne demanda de nouvelles de son père. Ils avaient cessé depuis quelques semaines déjà, lorsque les perspectives étaient devenues mauvaises. Le grand morbier, au fond de la salle, lui indiqua qu'il fallait se presser.
Le magasin familial n'avait pas fière allure. L'enseigne rouillée était à peine lisible et les vitres sales n'incitaient pas à pousser la porte. Personne n'avait jamais eu le courage de réagir; ils attendaient plutôt les mauvaises nouvelles pour pouvoir se congratuler de ne pas avoir consenti d'efforts inutiles. La politique, dictée par son père, était immuable: attendre les coups durs sans broncher, et ne jamais reculer devant l'adversité. Au contraire, il l'affrontait sans céder d'un pouce; son destin était donc de finir broyé. Lorsque sa santé avait commencé à décliner, il avait à nouveau appliqué sa fameuse méthode: il n'avait pas modifié son rythme de vie d'un iota, il avait attendu que son organisme combatte vaillamment, sans l'aider d'aucune manière. Il se croyait encore sous les drapeaux, où son obéissance lui avait valu quelques récompenses. S'il avait pris des initiatives, il aurait pu gagner des galons, mais il préférait rester dans son rôle. Les médailles l'intéressaient plus, disait-il, les galons étaient réservés aux arrivistes. Eugène n'aimait pas ces discussions. La société évoluait, et sa famille se contentait de vivoter au rythme du passé. Ils ne s'intéressaient ni aux trains ni aux dirigeables, dénigraient la technique, ne prenaient des nouvelles que de leur région... Même si les forces paternelles déclinaient, il n'était pas question d'argumenter contre sa volonté.
Le petit appartement sentait la fumée et le renfermé. Il y faisait trop chaud, comme dans une étuve. L'imagination n'était pas nécessaire pour percevoir les miasmes, qu'aucun air frais ne venait chasser.
- Ferme la porte, dit la mère. Tu fais des courants.
Eugène se retint de la claquer. Il se contraignit à sourire.
- Tu sais bien que ton père ne se sent pas bien, enchaîna-t-elle.
Elle pensait que maintenir une agressivité constante la protégerait des remontrances de son fils. Elle se trompait: cela faisait longtemps qu'il avait capitulé. Ses dernières critiques étaient formulées par dépit, il les savait dénuées de tout effet. Tout au plus pouvaient-elles accentuer les angoisses de sa génitrice.
Il posa les légumes à la cuisine, enleva sa redingote et la suspendit au portemanteau. Elle avait fière allure, malgré son âge. Il l'avait achetée d'occasion et rapiécée avec soin. Les boutons cuivrés brillaient, le tissu de bonne qualité tombait élégamment. Il lui faudrait trouver un chapeau pour l'accompagner.
- Encore du chou!
- C'est la saison, vous ne m'avez pas donné assez pour prendre autre chose.
- La prochaine fois, évite de prendre du chou.
- Et que voulez-vous que je prenne à la place?
Il s'efforçait de tempérer sa voix.
- Ça ne vaut pas la peine de discuter avec toi. Tu sais toujours tout. Va plutôt dire bonjour à ton père.
Elle ne fit pas mine de s'occuper du repas. Eugène comprit qu'une fois encore ce serait à lui de s'en charger. Il soupira discrètement et salua ses frères. Pascal et Aristide jouaient dans le salon. Ils étaient encore jeunes, ils prenaient les nouveautés comme elles venaient, sans chercher à distinguer ce qui se profilait. Les yeux d'Eugène perçaient les brumes, il voyait les falaises hostiles se rapprocher.
Cette sensation pesante se renforça lorsqu'il entra dans la chambre de son père. L'atmosphère y était plus suffocante qu'ailleurs, un parfum de maladie se mélangeait à celui du poêle. Dans le lit, une maigre silhouette émergeait des draps. Un visage livide, creusé par la fatigue et la toux. Une moustache, qui avait été belle autrefois, gisait tristement sur des joues creuses. Le malade dormait d'un sommeil léger et agité. Par moments, ses lèvres tremblaient, comme s'il allait parler. Il était assis contre une pile de coussins, la tête légèrement penchée en avant. Les draps, devant lui, étaient humides et teintés d'une brume sanglante. Les symptômes ne trompaient pas: la tuberculose gagnait la lutte et prenait possession du corps.
Le jeune homme rabattit les draps et en étendit de nouveaux. Il arrangea la pile de coussins, ce qui finit par réveiller son père.
- Bonsoir, père.
- Bonsoir, Eugène.
- Comment s'est passée votre journée?
C'était la question rituelle, qui appelait toujours la même réponse, jour après jour.
- Comme une journée de travail, répondit-il dans un soupir.
Il sourit faiblement.
- Mais j'ai fermé la boutique plus tôt.
- C'est bien la première fois, commenta Eugène.
Il mettait un point d'honneur à donner un tour familier à cette conversation, malgré sa gravité. C'était une règle tacite, s'il l'enfreignait son père allait s'empourprer, et il finirait plié en deux, terrassé par la toux. La maladie n'était pas admissible pour lui, aucune faiblesse n'était tolérée. Il valait mieux mentir, faire semblant, jour après jour.
- Demain, ta mère s'occupera de la boutique le matin. J'ai discuté avec elle. Elle aura besoin de ton aide.
- D'accord, se contenta-t-il de répondre.
Il aurait aimé ajouter quelque chose. Le mot opium venait à ses lèvres, et il se fit violence pour le retenir. Le malade ferma les yeux et reprit sa position de mourant, la tête légèrement penchée en arrière, la bouche entrouverte.
Eugène arrangea les draps, ajouta du bois dans le poêle et quitta la pièce. Il se rendit à la cuisine, où il prépara le repas. Il sentait le poids des responsabilités sur ses épaules et se perdit dans des calculs. C'était une évasion en miniature, une petite fuite qui ne prêtait pas à conséquence, mais qui pourrait être utile par la suite.
***
Le soleil se levait à peine, et déjà la circulation emplissait les rues. Un dragon fermait les vannes des réverbères et terminait sa tournée d'inspection. Eugène longea les vitrines du grand magasin. Les vêtements, les draps, les souliers et les chapeaux s'entassaient en quantités indécentes. La lumière sublimait les matériaux, la moindre toile attirait le regard. Il s'engagea dans une petite ruelle. Un homme, assis derrière une table, feuilletait le journal.
- Bonjour, Monsieur. Je m'appelle Eugène Morel, et je suis à la recherche d'un emploi.
L'homme ne daigna pas lever la tête, il était plongé dans sa lecture. Une feuille quelconque, dont Eugène n'aperçut pas le titre, mais qu'il devina mauvaise. Les photos et les gravures s'alignaient en couverture, tout fleurait le sensationnalisme et les crimes sordides. Quand l'homme eut fini son article, il le jaugea du regard, sans un mot. La bouche lippue tressaillit d'un rictus désagréable et quelques dents jaunies apparurent. Eugène baissa les yeux et attendit la fin de l'examen.
- Tu m'as l'air bien jeune. Tu viens pour quoi, au juste?
- Je suis à la recherche d'un emploi.
- Un emploi? Pour un gringalet comme toi? Tu sais faire quelque chose de tes mains?
- Mon père est cordonnier.
- Ton père? Alors qu'il vienne, s'il veut du travail.
Ce n'était pas le premier entretien. Tous différents, mais aucun n'était une expérience agréable. Les postes à pourvoir ne manquaient pourtant pas, mais les recruteurs se montraient abjects. La rumeur courait que leur mauvais comportement était encouragé: les futures recrues étaient déjà matées lorsque venait le temps de parler de salaire. Eugène n'était jamais parvenu à surmonter la première épreuve. Il hésitait déjà à tourner les talons.
- Eh, t'en fais une tête, gamin. Souris, si tu veux être pris.
L'homme avait posé son journal et il se frottait le nez.
- Moi, je m'occupe des arrivages. Et tu n'as pas la carrure pour porter des cartons. Mais va te présenter à l'intérieur.
Eugène s'éloigna en direction des vitrines.
- Pas par là, gamin. De l'autre côté, l'entrée des artistes.
L'homme partit d'un gros rire, puis reprit sa lecture.
La cour arrière était envahie d'amoncellements de sacs, de cageots et de wagonnets. Une locomotive chauffait et crachait des volutes de fumée. Un employé pelletait du charbon, tandis qu'un second astiquait les cadrans.
- Reste pas dans le passage, hurla un conducteur de charrette.
Le jeune homme avait perdu toute notion d'orientation. Il se sentait emporté par un maelström d'agitation et de poussière. Il se retrouva par hasard sous un couvert, à côté d'une pile de cartons. Un vigile, à la casquette frappée de l'écusson du magasin, lui fit signe. Eugène s'approcha.
- Tu n'es pas là pour voler des marchandises?
- Non, Monsieur, je cherche un emploi.
- Par là-bas, indiqua-t-il de sa matraque.
Le jeune homme affronta à nouveau la foule, jusqu'à trouver un guichet derrière lequel une femme attendait.
- Bonjour, Madame. Je m'appelle Eugène Morel et je cherche un emploi.
Elle faisait tournoyer un crayon entre ses doigts, les lèvres serrées en une moue boudeuse. Après avoir bâillé, elle l'envoya chercher le responsable du secteur C. La lumière diffuse et les nombreux obstacles rendaient la marche difficile, sans compter le va-et-vient incessant des employés, qui ne manquèrent pas de se plaindre du nouvel arrivant. Il dut demander sa route et fut à nouveau pris de l'envie de rebrousser chemin.
- Tu viens pour travailler?
- Oui.
- Va t'inscrire sur la feuille, là-bas, et ensuite tu attends sur le siège, là.
L'attente ne fut pas longue, un petit monsieur affublé de lorgnons l'appela et l'emmena dans une sorte de vestibule. Il n'y avait ni table ni chaises, uniquement de grandes armoires en bois, qui tapissaient toutes les parois.
- Manutention, ventes ou cuisines?
- Mes parents sont cordonniers, c'est...
- Pas la peine de raconter ta vie. Manutention, ventes ou cuisine?
- Ventes.
L'homme consulta une feuille, puis prit un autre papier.
- Bonne réponse, il y a encore de la place. Quel rayon?
- Cordonnerie.
L'homme fit la moue.
- C'est pour les bouseux, la cordonnerie. Ici, on dit chaussures.
- Alors chaussures.
- Tu commences à une heure cet après-midi. Rendez-vous à midi et demie au rayon pour la formation. C'est compris?
- Oui, Monsieur.
- Alors bonne journée. Et ferme la porte.
Eugène passa la matinée à repérer les lieux. Les vigiles observaient son manège avec agacement, il fut interpellé plus d'une fois. Ses explications étaient convaincantes; il finit par recevoir quelques indications, qu'il espérait utiles. Il savait qu'il était essentiel d'apprendre à se repérer aussi vite que possible. Il admirait cette mécanique complexe, où les actions humaines étaient soutenues par des machines, où l'agitation reposait sur une précision millimétrique. Il repéra le déroulement des heures et les changements d'atmosphère qui en découlaient. Après les arrivages avait lieu la mise en rayon, alors que les clients étaient encore rares. Puis, dès leur arrivée, il s'agissait de répondre à leurs attentes, de gérer l'approvisionnement et la vente, alors qu'en coulisse les futures livraisons étaient déjà planifiées.
Au sous-sol, une chaudière colossale fournissait l'énergie nécessaire aux monte-charges et aux ascenseurs et à quantité d'appareils mystérieux. Des courroies et des engrenages transmettaient l'énergie partout dans le bâtiment. Des colonnes, des glaces et des rayonnages arrêtaient le regard des chalands, qui ne voyaient que la face lisse et policée. Des becs de gaz, nombreux et disposés avec soin, illuminaient les marchandises.
Le début de la formation arriva: Eugène fut équipé de l'uniforme des vendeurs, de la casquette assortie; il eut un quart d'heure pour se familiariser avec les rayons avant d'entrer en fonction. Il fut chargé de déplacer des cartons, de ranger les produits après les séances d'essayage. Il reçut une interdiction formelle de s'adresser à la clientèle si la politesse la plus élémentaire ne l'y forçait pas. Le chef de rayon l'avertit plusieurs fois de ce qui semblait être son mantra: un vendeur ça se remplace, un client jamais.
Le travail était épuisant et il quitta les lieux exténué. La nuit était tombée, il dut lutter pour trouver de quoi préparer le souper. Il se hâta de regagner l'appartement familial. Là, sa mère l'agonit d'insultes, d'une voix que l'opium avait rendue traînante. Elle s'inquiétait moins de la santé déclinante de son mari que du travail honteux que son aîné accomplissait. Il ne montra aucun signe d'irritation, ne tenta pas de se justifier. Quand la colère fut tarie, il appela Pascal, et les deux frères s'enfermèrent dans la cuisine. Ils préparèrent le repas, sans mot dire. Au fond de lui, Eugène jubilait: il gagnait son indépendance. Plus encore, il prenait le pouvoir; il deviendrait bientôt nécessaire à la marche du ménage. Alors il aurait la possibilité de remettre sa mère à l'ordre, d'amener la modernité et le progrès.
***
Les dirigeables, chaque jour plus nombreux, traversaient paisiblement le ciel, à peine plus rapide que les nuages. À leur bord, la vue devait être magnifique: les toits de la ville brillaient sous la caresse du soleil couchant et l'agitation des rues paraissait bien dérisoire. Eugène admirait ces engins, tout comme il s'émerveillait de la mécanique moderne. La machine à vapeur s'imposait comme première énergie de la société; dans les quartiers riches, des installations avaient été déployées, le mouvement était transmis à chaque habitation et devenait accessible à tous. On connectait nombre d'appareils aux engrenages, l'automatisation atteignait les activités du quotidien.
Il fallait appartenir à la bonne classe sociale; Eugène et sa famille pouvaient tout juste rêver de ces raffinements. Du reste, les parents n'étaient pas intéressés, la modernité les effrayait. Elle avait déjà condamné leur commerce, qui n'était plus fréquenté que par de vieux habitués. Elle menaçait leur quartier, bientôt éventré par une nouvelle ligne de tramway. Et leur fils s'était vendu à l'ennemi, il travaillait dans un grand magasin, chez la concurrence. Comme Denise dans le roman de Zola; mais la situation de la famille n'était pas la même, le monde avait bien évolué depuis la naissance des grandes enseignes. Eugène appréciait les romans. Il les achetait d'occasion et les revendait ensuite. Ils lui apportaient de l'évasion, de l'héroïsme; il se persuadait par ce biais d'avoir un destin qui ne demandait qu'à s'envoler sous la plume d'un écrivain. Un jour, il prendrait le train ou le dirigeable, il quitterait la ville, il irait de par le monde, explorer des contrées lointaines. Il se libérerait de l'étreinte désagréable de ses parents. En premier lieu, il lui faudrait soutenir ses frères. Pascal pourrait prochainement apprendre un métier, Aristide suivrait. Ils voleraient tous trois de leurs propres ailes.
Même s'il en rêvait, il ne se voyait pas abandonner sa mère. À la boutique, elle s'était récemment emportée contre une cliente. Ce n'était pas la première fois. Elle n'avait plus le soutien de son mari; la maladie l'avait terrassé, il passait ses journées au lit. La toux lui laissait peu de répit, et il perdait de vue le monde des vivants. Il avait abandonné toute lucidité, son esprit restait lié aux rails qui avaient guidé sa vie, et dont il ne se détournerait plus jamais. Il ne voyait pas que sa femme achevait de les ruiner, qu'elle dépensait les rares revenus de la boutique en opium, et qu'elle aussi perdait prise sur le monde. Il se sentait mourir et ne se révoltait pas, il se glorifiait de vieux souvenirs, d'une droiture qui n'était pas synonyme d'échec. Il percevait le monde sans nuance, le concept même d'adaptation lui était parfaitement étranger, il ne faisait que ce que la vie lui dictait, sans remise en question. Il était né cordonnier et n'avait jamais envisagé de suivre l'évolution de son métier. Il s'était marié selon la volonté de sa famille et n'avait jamais remarqué la folie de sa femme. Car Marthe avait perdu la raison, depuis de longues années déjà. Elle avait hérité ce fardeau de ses parents, paysans bornés et sans avenir, et l'avait sans doute transmise à ses enfants. Eugène se demandait quand lui-même s'enferrerait dans une idée qu'il ne pourrait plus quitter. Pour conjurer le sort, il avait pensé à faire de l'inconstance son moteur, mais il n'était jamais parvenu à un état de détachement suffisant pour trouver un équilibre. Son travail lui convenait, il envisageait un changement de statut, un succès professionnel qui impressionnerait sa famille. Il aurait aimé pouvoir éblouir son père avant que la maladie ne l'emporte. Il se doutait que le temps était compté. Jusqu'alors, il avait dû se contenter de les contraindre à dépendre de lui, à accepter de se nourrir de son argent corrompu. Il amenait des livres, des journaux, il instruisait ses deux frères. Un jour, tous trois abandonneraient leur condition. Il suffisait d'être patient.
Le retour au domicile familial était l'échéance désagréable de la journée. Il aurait tout fait pour rester quelques minutes de plus au travail, mais les horaires avaient une fin et il était forcé d'affronter ses parents. Pascal se chargeait d'acheter de quoi manger, il endurait vaillamment les aigreurs de sa mère. Aristide l'aidait dans la mesure de ses moyens. Il veillait son père, changeait les draps, le nourrissait, lui faisait sa toilette. L'homme avait vieilli soudainement, il n'était plus guère capable de quitter son lit. Il claudiquait, lourdement appuyé sur son fils, la chemise de nuit flottait sur ses maigres épaules.
La porte du domicile était close, Eugène tambourina contre la porte jusqu'à ce qu'on vienne lui ouvrir. Il entendit la voix de sa mère, sans en distinguer les mots. Enfin, la clef tourna dans la serrure et le visage de son frère apparut. Pascal était blême et hésitant.
- C'est à cette heure-ci que tu rentres, dit sa mère d'une voix traînante.
L'aîné ne répondit rien, il enleva sa redingote et la suspendit.
- Je ne voulais pas que tu entres, poursuivit-elle, mais ton frère a insisté.
Eugène se composa un sourire, et demanda innocemment:
- Pourquoi?
- Pourquoi quoi?
- Pourquoi ne vouliez-vous pas que j'entre?
- Tu n'es pas mon fils!
Pascal chuchota:
- Elle a beaucoup fumé, elle dit n'importe quoi.
Elle ne sembla pas l'entendre, mais resta un instant interdite, avant de reprendre:
- Tu fais honte à toute la famille.
- Je vous nourris. Sans mon argent, vous seriez à la rue.
- On a de la ressource, dans la famille. On n'a jamais eu besoin de se prostituer.
Eugène préparait une réplique cinglante. Pascal profita du bref intervalle pour s'exclamer:
- Vous entendez comme père tousse?
En vérité, le bruit de sa toux était un fond sonore aussi banal que le crépitement du feu dans le poêle. La diversion, cependant, avait fonctionné, et Eugène alla voir son père. La petite pièce était surchauffée.
- Bonsoir, père.
Le moribond n'eut aucune réaction. Il avait les yeux clos, les souffle court. La toux avait momentanément disparu, toutes les énergies de l'organisme veillaient à la tenir éloignée.
- Bonsoir, père, répéta Eugène.
Les paupières hésitèrent et s'ouvrirent, révélant deux yeux humides.
- Bonsoir, Eugène.
- Comment s'est passée votre journée?
- Comme une journée de travail.
La réponse rituelle n'avait pas changé, malgré son incongruité.
- Il faudra que tu appelles le prêtre, ajouta le père dans un souffle.
- Il est déjà venu dimanche soir.
- Qu'il revienne, avant qu'il ne soit trop tard.
- C'est entendu, j'appellerai le prêtre.
- Maintenant, retourne aider ta mère.
Eugène eut un sourire ironique, qui n'échappa pas à son géniteur.
- Cesse de l'accabler, elle souffre plus que moi.
Le fils inclina la tête et quitta la pièce, alors que la toux réaffirmait son emprise. Il se rendit à la cuisine. Pascal avait entamé la préparation du repas, sous les remontrances de sa mère. Elle était assise sur un tabouret, le menton affleurant la table, les bras ballants.
- Tu as vu ce que tu as fait?
Eugène regarda le sol autour de lui. Il pensait avoir laissé choir quelque chose.
- Regarde-moi. Tu as vu ce que tu as fait?
Il fixa sa mère d'un regard dur. Elle avait le visage décomposé, lourd et empâté, et pourtant elle était maigre. Sa peau était fripée, mais la physionomie du visage était bien plus dérangeante encore. Les muscles étaient au repos, les yeux sans expression. Seule la bouche était animée d'une grimace maladroite.
- Tu as vu ton père? C'est toi qui en es responsable. Si tu t'étais conduit sainement, comme on te le demandait, il n'en serait pas là.
- Parlez-vous de mon travail?
- De quoi veux-tu que je parle?
- J'ai cherché un emploi quand il était déjà alité.
- C'est ce que tu veux nous faire croire. Mais je sais que tu mens. Et pose ce couteau, maintenant, regarde-moi.
Eugène prit une chaise et s'assit en face de sa mère. Elle eut comme un mouvement de recul.
- Tu as vu ce que tu as fait?
- Non, mais vous allez me le dire.
- Maintenant, tu ne peux rien faire pour l'aider, il est trop tard pour réparer ton erreur. Il n'y a plus d'espoir pour toi. Et ce n'est pas ta machine à vapeur qui pourra le sauver. Toute ta technologie. Ha ha. Il va mourir. Pierre, mon mari, il va mourir.
Le silence se fit, seulement troublé par le bouillonnement de la marmite. Pascal s'efforçait de ne pas se faire remarquer. Elle reprit:
- Il va mourir. Et tu ne pourras rien faire.
- Et vous? Qu'avez-vous fait pour lui?
- Je suis sa femme. J'ai pris soin de lui. Et il pourra vivre à nouveau, je l'aiderai.
- Plaît-il?
- Il pourra vivre à nouveau. La maladie aura quitté son corps et une nouvelle force l'animera.
Quelques accents mystiques émergeaient de son débit traînant. Eugène ignorait de quoi elle parlait. Les délires n'étaient pas inhabituels, mais rarement l'intensité n'avait été aussi dramatique.
- Quand il mourra, tu verras.
***
Pierre Morel s'éteignit une pluvieuse journée de février. Lorsqu'Eugène retrouva l'appartement familial, il pressentit l'événement avant d'apprendre la nouvelle. Pascal sanglotait, tandis qu'Aristide, pâle et sérieux, s'affairait. L'aîné enleva sa redingote et la suspendit. Il redoutait la scène qui allait suivre. Sa mère ne semblait pas présente, ses habituelles remontrances ne se faisaient pas entendre. Un étrange silence régnait, une atmosphère nouvelle. Il demanda:
- Que se passe-t-il?
- Père est mort, dit Aristide.
- Ah, répondit-il seulement.
- Et mère est folle, ajouta Pascal.
Eugène le regarda. Son jeune frère faisait son possible pour garder son calme. Son souffle était court et ses mains tremblaient.
- Que se passe-t-il?
- Rien, dit Aristide.
Il avait adressé un regard sévère à son frère, et l'aîné attendit la suite des explications. Il était à présent certain que sa mère était absente. Ou peut-être dormait-elle. Il s'approcha de la fenêtre et entreprit de l'ouvrir: un peu d'air frais ferait du bien. La santé défaillante de leur père ne pourrait plus servir d'argument: il pourrait chasser les miasmes et rendre les lieux plus agréables à vivre. La poignée résistait, cela devait faire plusieurs années qu'elle n'avait pas servi; et il fut interrompu par Aristide, alarmé, qui chercha à l'interrompre.
- Qu'est-ce qu'il y a?
- N'ouvre pas! C'est mauvais pour père.
- Seul un prêtre peut encore quelque chose pour lui, il est entre les mains de Dieu maintenant.
- Non! Ce n'est pas ce que mère a dit.
- Elle est folle, intervint Pascal.
- Qu'a-t-elle dit, exactement? demanda l'aîné.
Ils lui racontèrent: elle avait une solution pour le sauver. Elle était partie chercher quelques affaires, ou peut-être s'était-elle seulement attardée pour consommer. La seule consigne qu'elle avait laissée était de considérer qu'il était encore en vie et de lui accorder les mêmes soins qu'il avait toujours eus.
- Et tu trouves que c'est une bonne idée?
Pascal haussa les épaules, Aristide affirma que oui. Eugène proposa d'appeler le prêtre; l'idée fut âprement débattue, jusqu'à ce que le grincement des marches d'escalier ne les interrompe. Madame Morel fit son entrée, la mine grave. Elle tenait une perche en bois de la main droite et un sac de la gauche. Elle ne fit aucun commentaire agressif, elle paraissait lucide. Sur la table de la cuisine, elle déposa un rouleau de fil de cuivre, un grillage métallique et une longue perche en bois.
- Ah, tu es de retour, dit-elle. C'est bien, j'ai besoin de ton aide.
Elle déroula une longueur de câble et l'examina.
- Il faut que tu montes sur le toit, et que tu fixes la perche à la cheminée.
- À quoi cela va-t-il servir?
- À recueillir la foudre.
- Et pour en faire quoi?
- Pour ton père.
Eugène soupira.
- Il est mort, si j'ai bien compris.
- Effectivement, pour le moment.
- Pour le moment?
- La foudre va le faire revivre.
Le regard de la femme était calme et froid; les effets de la drogue n'apparaissaient pas, la détermination se lisait sur son visage. Les cernes lui faisaient un maquillage mystique, à la fois repoussant et impressionnant.
- Qu'est-ce que tu attends? demanda-t-elle. Au travail, il n'y a pas une minute à perdre!
- Je ne vais pas monter sur le toit tant que je n'aurai pas compris le but de l'opération.
Aristide intervint:
- Laisse, je vais le faire.
Sa mère lui sourit.
- Brave garçon.
Il gardait la tête basse, mais se dirigea lentement vers le couloir. Il laissa la porte ouverte. Après quelques temps, Eugène entendit le bruit de la trappe et de l'échelle. Il réalisa alors que son frère était déterminé; il se lança à sa poursuite. Le garçon était déjà au milieu de l'échelle: il se cramponnait tant bien que mal, alors que la pluie tombait sur son visage. À sa gauche, le trou béant de la cage d'escaliers l'appelait.
- Redescends, ordonna Eugène. Je m'en charge.
Les mains d'Aristide tremblaient. Il se tourna, eut un haut-le-cœur et se serra contre les barreaux. Il sanglotait, mais ne faisait pas mine de monter ou de descendre.
- Qu'est-ce qu'il y a? demanda Eugène.
- Promets-moi que tu vas le faire.
- Pourquoi?
- Sinon... sinon elle va vraiment devenir folle. Tu ne l'as pas vue. Si on l'aide...
Il pleurait à présent, les larmes ruisselaient sur son visage et se mêlaient à la pluie.
- Redescends. Je te le promets.
Lentement, un pied quitta un barreau et chercha l'appui du précédent. Dès qu'il le put, Eugène soutint son frère. Il l'accompagna jusqu'à la cuisine et emporta le fil de cuivre et la perche.
La pluie rendait les tuiles lisses et brillantes, elles reflétaient les lueurs de la ville. Eugène se déchaussa et posa un pied avec précaution. La surface était froide, plutôt rugueuse. Il assura son appui, chercha une prise pour sa main droite. Il avança à pas prudents jusqu'à la cheminée. Il sentait les cinq étages de vide dans son dos, fascinants et effrayants. Il se serra contre le conduit, d'où surgissaient d'épais volutes de fumée. Il reprit son souffle et tenta de retrouver son calme. Le travail l'attendait, il n'allait pas abandonner. Tout ceci était absurde, mais ce n'était pas le débat. Il disposa la perche du mieux qu'il le pouvait. Il n'avait pas emportée de corde, et se servit donc du fil métallique, qu'il noua comme il le put contre la cheminée. Le résultat était inesthétique mais paraissait solide. Il déroula le câble et le lança au loin. Il avait fait la première partie, sans doute la plus difficile.
Maintes fois il se sentit perdre l'équilibre. Il se voyait choir, vainement chercher à se retenir, et s'écraser au sol. Il enrichirait les rubriques nécrologiques d'un suicide, alors que son père aurait droit aux honneurs d'une mort naturelle. Quelle ironie!
Le contact des barreaux de l'échelle le remplit d'aise. Aristide l'attendait, il se força à lui sourire.
- Tu as réussi?
- Oui.
- Laisse-moi la place, je vais voir.
Eugène ne tenta pas de le dissuader. Il connaissait l'opiniâtreté de son frère et le regarda gravir à son tour les échelons. Les deux mains libres, il n'avait pas de difficulté particulière.
- Ton assemblage est tout tordu.
- Je sais. Je n'ai pas pu mieux faire.
- Il devrait convenir tout de même.
***
Eugène ne participa pas à la mise en place du dispositif. Il estimait avoir déjà apporté une contribution suffisante à cette étrange réalisation. La foudre! Quelle étrange idée avait eu sa mère. Elle devait s'être remémoré de vieilles lectures, souvenirs de l'époque où quelques chercheurs s'étaient amusés à faire s'agiter des muscles de grenouilles à l'aide d'électricité. Mais aucune utilité n'avait jamais été trouvée à la production d'étincelles et à la mise en mouvement de cadavres. Aucune étude sérieuse n'avait prouvé qu'un quelconque organisme avait été soigné par l'électricité, encore moins ramené à la vie. Et ce ne serait pas le cas d'un humain, encore moins d'un malade.
Un petit instant de réflexion lui fut nécessaire avant que le souvenir ne remonte à sa conscience: son père était mort. Il ressentit comme un choc. Il s'y était préparé, mais la nouvelle le blessa à nouveau.
Il s'attela à la préparation du repas. Pascal n'avait rien commencé, tout était posé sur la table de la cuisine. Du coin de l'œil, il voyait Aristide s'affairer: il passait dans le couloir, les bras chargés d'outils divers. Nulle trace de Pascal ni de sa mère. Les oignons lui offrirent la possibilité de laisser couler quelques larmes avec discrétion. Il n'avait pas envie de pleurer, aucun sanglot ne le pressait. Seul ce petit épanchement liquide témoignait de sa tristesse.
L'odeur du repas attira Pascal, qui fit le tour de la pièce. Il avait les yeux rougis et de la poussière sur ses vêtements. Il jeta les épluchures de légume, dressa la table, puis il s'assit et attendit.
- Tu peux aller les chercher, dit Eugène, c'est prêt.
Il revint rapidement, accompagné de sa mère et de son frère.
- Voilà, il ne reste plus qu'à attendre la foudre, exposa sa mère. Comme tu n'étais pas là, je te dis aussi les consignes. Elles sont valables pour vous trois. Il faut lui donner à manger et à boire, prendre soin de lui. Le raser, lui couper les ongles. Tout faire pour qu'il soit en pleine santé, garder sa chambre chaude et sans courants d'air. C'est Aristide qui s'en chargera, il s'est gentiment proposé.
Eugène ne répondit rien. Il sentait que le moindre signe de rébellion saperait l'entente familiale. Il réfréna quelques paroles offensantes et se força à sourire.
- C'est compris?
- Oui, mère.
- Et il devrait bientôt y avoir un orage. Cet été au plus tard. Tout est en place, nous ne devrions pas avoir trop longtemps à attendre. Pierre sera de nouveau à mes côtés.
Elle en parlait comme d'une excellente nouvelle dont elle se réjouissait. Aucune trace de chagrin n'était visible, elle n'était absolument pas affectée par la mort de son mari. Comme s'il était parti en vacances; à l'en croire, il ne tarderait pas à rentrer, les bras chargés de présents.
Le repas terminé, Aristide partit avec un bol de soupe et un quignon de pain. Ses deux frère firent la vaisselle, alors que leur mère quittait l'appartement. Peut-être descendit-elle au magasin, comme cela lui arrivait parfois; ou alors l'appel de la drogue se faisait trop pressant. Eugène profita de l'occasion pour demander:
- Que penses-tu de tout ceci?
Pascal tourna deux grands yeux vides à son intention.
- Pardon?
- Que penses-tu de cette nouvelle idée?
- Je ne sais pas. Penses-tu que cela puisse fonctionner?
- Bien sûr que non, affirma Eugène avec aplomb. Tout le monde le saurait.
Les sanglots d'Aristide les interrompirent. Le garçon était prostré, la tête appuyée contre les draps de lit, une cuillère à la main.
- Il ne veut pas manger... il n'avale pas!
- Normal, répondit Eugène, il est mort.
Il se faisait passer pour plus à l'aise avec le sujet qu'il ne l'était. Un peu d'aplomb, quelques certitudes pour effacer toutes ces aberrations. Rassurer ses frères était un devoir, dorénavant il lui faudrait assumer la fonction de chef de maison.
- Alors qu'est-ce que je fais? demanda Aristide.
- Tu fais semblant, c'est tout ce qui importe. De toute manière, toute cette installation ne servira à rien.
Aristide haussa les épaules.
- D'accord, je ferai semblant.
- Si tu veux, je m'en charge.
- Non, c'est bon, je continue.
Eugène quitta la pièce, Pascal sur ses talons. Ils firent de l'ordre dans l'appartement et allèrent se coucher. Aristide était déjà étendu, les paupières closes. Pour l'aîné, le sommeil tarda à venir et le matin le surprit trop tôt. Il se leva de mauvaise grâce, trouva sa mère à la cuisine, une tasse entre les mains.
- As-tu bien dormi?
- Oui, mère. Et vous?
Elle ne répondit rien, but quelques gorgées. Sa physionomie montrait qu'elle avait passé la nuit à consommer de l'opium. Elle ne répondit pas à sa question, mais se redressa et demanda d'un ton formel:
- Eugène, peux-tu faire l'effort de montrer l'exemple auprès de tes frères? Occupe-toi bien de ton père, c'est tout ce que je te demande. Pour le reste, tu peux retourner travailler dans ton grand magasin, ça ne me dérange pas. Qu'en dis-tu?
La brume du sommeil commençait à être chassée, il y voyait à nouveau plus clair. Peut-être était-ce le bon moment d'intervenir, une occasion à ne pas manquer. Il tenta sa chance:
- Je suis d'accord, mais il me faut fixer moi aussi une condition.
- Laquelle?
- J'aimerais que vous cessiez de consommer de l'opium. C'est à cette condition seulement que j'accepte cet accord.
Elle lui sourit.
- Alors j'accepte.
- Parfait. Je compte sur vous pour respecter cet accord.
- Et moi, je compte sur toi pour tenir ta part du contrat. Va réveiller tes frère, dis-leur ce que nous avons décidé, et organise-toi avec eux. Du travail m'attend.
Eugène se hâta d'aller les voir, il leur annonça la bonne nouvelle. Aristide comprit immédiatement les implications de cette discussion; son frère admira la rapidité avec laquelle il faisait le point sur la situation. Il avait une capacité à comprendre les rapports humains surprenante pour son âge. C'était comme s'il avait prédit la possibilité de cet accord lorsqu'il avait insisté pour aider sa mère.
Eugène quitta le domicile le cœur léger. La journée de travail se déroula agréablement, il put participer à la mise en service d'une nouvelle machine à cirer les chaussures. Il avait assisté l'inventeur qui mettait la machine en service, il avait participé aux opérations de calibrage. Cette belle mécanique le fascinait, il cherchait à comprendre le rôle de chaque rouage, de toutes les manivelles. Le responsable du rayon, amusé de son enthousiasme, l'encouragea à savoir à quoi tout cela servait, pour pouvoir ensuite la faire fonctionner. Il s'agissait en quelque sorte d'une promotion: la ville ne comptait pas encore d'autre machine aussi complexe que celle-ci, et il en devenait le responsable.
À présent que sa mère lui avait laissé la bride sur le cou, il se sentait détaché des problèmes familiaux et il était prêt à se faire une place dans la bonne société. Rien ne le retenait, il deviendrait chef de rayon d'ici peu, ou peut-être responsable de toutes ces belles machines. Il pourrait collaborer avec les chercheurs, proposer des idées, des innovations intéressantes.
Il rentra chez lui de bonne humeur. Par moments, la mort de son père l'affectait, mais il s'y était préparé. Il sentait que ce n'était que le début de l'histoire, le passage de la famille Morel à la modernité.
Aristide l'accueillit dans les escaliers.
- J'ai besoin de tes conseils, dit-il sans préambule.
Eugène enleva sa redingote et la suspendit. Il remarqua qu'une odeur désagréable flottait dans l'appartement.
- Sens-tu? demanda Aristide. C'est père.
Évidemment, il aurait dû y penser.
- Il faut faire quelque chose.
Dans la petite chambre, l'air était empuanti de relents de décomposition.
- Oui, constata Eugène, il faut faire quelque chose.
Il réfléchissait. Comment faisait-on pour conserver de la viande? Il ne pouvait décemment pas faire cuire la chair de son père. L'idée même lui souleva l'estomac.
- Il faudrait l'embaumer.
- Qu'est-ce donc?
- C'est une vieille technique pour conserver le corps.
- Et sais-tu comment il faut procéder?
- J'avais lu quelque chose à ce sujet. Je crois qu'il s'agissait de préparations d'épices, ou de sels... Je ne sais plus.
Aristide se précipita aussitôt à la cuisine; il revint les bras chargés de condiments.
- Le sel doit être le plus utile, soliloqua le garçon. Mère dit toujours que le sel purifie tout.
Eugène observa son frère procéder, mais il dut rapidement détourner le regard. Le corps de son père avait commencé sa transformation, les chairs se coloraient, tout paraissait repoussant et malsain. Du reste, Aristide agissait avec méthode.
- Il faudra demander à Pascal de trouver un livre sur l'embaumement, dit Eugène.
- En attendant, il faut fermer la porte.
- Et aérer l'appartement.
À l'arrivée de leur mère, les odeurs suspectes avaient disparu. Seule l'absence de condiments trahissait les événements, mais personne ne sembla s'en rendre compte. Ils informèrent Pascal, et Eugène lui donna la somme nécessaire pour acheter un livre et remplir à nouveau les armoires. Aristide mangea en tête-à-tête avec le cadavre; rien dans son comportement ne trahissait un quelconque malaise.
***
Les deux jeunes frères se chargèrent seuls de l'embaumement. Eugène ne remarqua rien d'autre qu'un relent violent et atroce, insensible à l'aération. Pascal avait le teint pâle et un faible sourire.
- J'ai pris des tripes et du chou pour le repas, j'espère que ça masquera l'odeur.
Leur mère remonta du magasin alors que le repas était déjà prêt. Elle ne sembla s'apercevoir de rien. Elle était d'humeur joyeuse, elle raconta ses tractations avec diverses clientes; à l'en croire, la petite boutique n'avait pas désempli. Si Eugène en doutait, il était par contre rassuré au sujet de la consommation d'opium. Jusqu'à présent, tout montrait qu'elle coopérait, il n'avait vu aucun signe de drogue dans son comportement. L'espoir de revoir son mari la faisait sourire, elle commentait le temps qu'il faisait avec enthousiasme.
Aristide ne mangeait plus avec eux. Il avait emporté deux assiette dans la chambre de leur père, sous le prétexte que ce dernier avait envie de compagnie pour manger. Sa mère le félicita de son attention, et Pascal le servit chichement, de sorte que son petit frère puisse tout terminer.
L'odeur avait fini par se faire moins prenante, l'atmosphère qui régnait dans l'appartement en devenait presque agréable. Eugène était plein d'espoir pour l'avenir: tout se passait pour le mieux, à la maison comme au travail. Il se réjouissait de présenter sa nouvelle machine au public. La force de sa conception n'était pas d'agir avec puissance, mais au contraire de faire preuve de subtilité. La main humaine, en comparaison, était brutale et insensible, elle ne s'adaptait pas aussi bien au cuir que cet assemblage de rouages. Et il était le gardien de cette belle création! La symbiose entre l'homme et la machine était en train de se produire, il faisait partie du mouvement, il apprenait à comprendre ces outils modernes.
Aristide était revenu avec deux assiettes vides, le teint peut-être un peu pâle, un léger sourire aux lèvres.
- Comment va-t-il?
- On ne peut mieux. Il demande comment vont les affaires.
Eugène crut que son frère avait fait une erreur, il fut tenté d'intervenir, mais le temps qu'il réagisse sa mère avait répondu:
- Dis-lui que tout se passe bien.
- Je n'y manquerai pas.
La conversation était spontanée et naturelle, sans temps mort et sans période de gêne. Eugène et Pascal firent la vaisselle, puis les trois frères allèrent se coucher.
- Comment était l'odeur dans la chambre? demanda Pascal.
- Moins désagréable qu'avant, répondit Aristide. Et d'ici demain tout devrait être rentré dans l'ordre.
- Et comment va-t-on faire si mère veut le voir? questionna Eugène. Vous avez prévu quelque chose?
- Ne t'inquiète pas, dit Aristide. Elle ne veut pas trop le déranger, elle préfère que je m'en occupe. Elle jette juste quelques coups d'œil dans la chambre. Elle pense que si elle le fatigue trop, il ne sera pas en aussi bonne forme qu'il devrait. C'est ce qu'elle m'a dit. Mais elle considère qu'il vit toujours, c'est la raison pour laquelle je fais comme s'il me parlait.
- Ne crains-tu pas de renforcer sa folie?
- J'ai essayé de lui dire qu'il ne m'avait pas parlé. Elle s'est mise dans un état tel qu'il ma fallu lui faire croire qu'il dormait.
Aristide rit, alors qu'Eugène soupirait.
- Et toi, Pascal, qu'en penses-tu?
Le silence se fit dans la pièce, puis une voix timide se fit entendre.
- Je ne sais pas, mais je pense qu'Aristide a raison. Dans quelques jours, elle se rendra compte de l'absurdité, et tout rentrera dans l'ordre. En attendant, mieux vaut la préserver et la tenir éloignée des tentations.
- Je suis aussi d'accord, approuva Eugène. Mais ne dites rien à personne, ce que nous faisons est interdit.
- Penses-tu vraiment que j'allais dire à l'épicier "Eh, saviez-vous que mon père est mort et que nous l'avons embaumé pour que la foudre le ramène à la vie?"
Ils rirent tous trois. La situation leur pesait, mais leur entente et leur complicité leur permettait de regarder au loin. Eugène parla de sa journée de travail, Aristide s'intéressa à l'inventeur et demanda s'il y avait moyen d'apprendre à ses côtés. Tous trois s'intéressaient à cette modernité, ils croyaient en un avenir plus simple, moins pénible. Les tâches seraient assistées, il suffirait de mettre du charbon dans les chaudières pour que le travail se fasse. Les scientifiques affirmaient déjà que l'intelligence pouvait naître des rouages: en les agençant correctement, les calculs se faisaient sans apport humain. Dans un futur proche, les tâches domestiques seraient toutes automatisées, les constructions modernes auraient une installation qui remplacerait les domestiques. Les grandes familles attachées à leurs vieilles traditions auraient l'air ridicules, avec leurs bonnes en robe noire, leurs attelages tirés par des chevaux, avec leurs marbres et leurs parquets cirés. L'avenir appartenait au métal, à la force de la vapeur, à l'ingéniosité des humains. Dans ce monde nouveau, les plus méritants seraient ceux qui découvriraient des perfectionnements, qui feraient preuve d'audace et qui asserviraient cette technique. Eugène et ses frères appartiendraient à ce groupe, bientôt ils regarderaient le monde du haut d'un dirigeable. De cette altitude, la terre ne serait qu'une succession de grands bâtiments modernes, de voies de chemin de fer, de halles industrielles et de parcs urbains. Ils n'habiteraient plus le vieil immeuble insalubre mais une tour d'acier et de verre, un grand appartement spacieux et confortable.
Cette vision de l'avenir ne tarderait pas à s'imposer. Les grandes fabriques construisaient des logements modernes pour leurs ouvriers, des quartiers où il faisait bon vivre. La criminalité n'y avait plus court, elle n'avait plus ni ruelles sombres ni tripots où proliférer. Tout y était fonctionnel et organisé, des éclairages urbains aux égouts. Des théâtres étaient construits, des bibliothèques gigantesques emmagasinaient le savoir de l'humanité entière, la connaissance devenait accessible à tous. Aucun effort n'était nécessaire pour apprendre, il suffisait de tendre la main. La culture à profusion, la salubrité, tout cela ne pouvait rendre l'humain que meilleur.
Eugène n'éprouva aucune difficulté à s'endormir.
***
Les beaux jours succédèrent aux frimas, ce qui ne produisit aucun effet majeur au sein de la famille Morel. Si les perspectives professionnelles étaient encourageantes, la situation familiale n'évoluait pas. Contre toute attente, le sevrage de Madame Morel ne produisit pas les effets désirés. Elle ne s'était rendue compte de rien et persévérait dans son délire. Elle attendait les orages avec une impatience routinière, ne se préoccupait plus de son mari que par habitude. La vie avait repris son cours, avec un cadavre bien installé dans sa chambre, recouvert de draps propres. Aristide faisait toujours mine de prendre soin de son père. La tâche était moins pénible maintenant que l'odeur redevenait supportable; cependant, à mesure que le temps passait, il manquait d'entrain et s'impatientait. Parfois il questionnait sa mère, dans l'espoir d'observer un changement d'humeur. Rien n'y faisait, et pour éviter un conflit ouvert il reprenait ses rites absurdes.
Le premier temps d'orage se manifesta à la fin du mois de mai: le ciel se chargea de nuages gris, l'atmosphère devint pesante, la nuit tomba de bonne heure sur la ville. Lorsqu'Eugène rentra, il trouva toute la famille accoudée aux fenêtres, à l'affût des éclairs. Aristide fut plusieurs fois envoyé constater l'état de son père; il revenait toujours bredouille. La pluie tombait dru, quelques grondements se faisaient entendre au loin, mais aucun éclair ne s'abattit.
Le repas fut servi tard, lorsque tout espoir eut disparu. La soupe parut bien fade. La tension remontait, l'équilibre péniblement trouvé était bouleversé. Madame Morel pleura silencieusement; des larmes coulaient sur ses joues, ses lèvres tremblaient par instants. Elle renifla bruyamment, quitta plusieurs fois la table. Les trois enfants se regardaient dans mot dire. Eugène avait hésité à profiter de la situation pour s'attaquer aux convictions de sa mère; à présent il éprouvait de la pitié, qui surpassait sa colère.
Le lendemain, il s'en voulut de cette compassion. Sa mère était pareille à elle-même, elle s'assurait qu'Aristide accomplisse ses tâches. Il quitta l'appartement de mauvaise humeur. Dans cet état d'esprit, le travail était une agréable distraction. Il pouvait se pencher sans retenue sur des problèmes techniques, optimiser le fonctionnement de cette machine. Elle répondait à ses caprices, elle cliquetait avec bienveillance. Les clients étaient fascinés, il leur faisait une démonstration et en profitait pour vanter les produits en vente. Il avait obtenu de la direction que les abords soient abondamment éclairés, il se sentait sur scène pour des représentations. Il avait troqué sa tenue de vendeur contre celle d'un mécanicien, il portait en outre une sorte de béret. La rumeur se répandait dans toute la ville, les journaux commençaient à s'y intéresser. D'ici peu, les journalistes afflueraient, il serait pris en photo à côté de sa protégée, une paire de chaussures parfaitement cirées à la main.
Cet avenir lui faisait oublier la maison. Dans le vieil appartement errait une vieille femme à demi folle et un cadavre était confortablement installé dans le lit. Il aurait aimée en parler, mais il ferait plus de mal que de bien. Sa mère finirait à l'asile, lui et ses frères seraient traînés dans la boue par la presse à sensation. Il perdrait son emploi, toute l'expérience accumulée ne lui servirait plus.
La routine lui pesait plus encore que cette étrange situation. Il aurait aimé s'extraire de ce carcan, sentir le souffle de la liberté. Dans les romans, l'aventure commence à chaque coin de rue, tout est prétexte pour utiliser l'un de ces engins fabuleux. Le train, les dirigeables, les paquebots incitaient à quitter la ville, à voir les choses d'un autre point de vue. Explorer des terres vierges, découvrir des peuples oubliés et des espèces nouvelles! Il se sentait ridicule, lui et sa machine, enfermé dans la petitesse de ses ambitions. Il aurait pu mener une grande vie, se faire un nom. Mais il se contentait de cette histoire malsaine, de ces perspectives étriquées.
La fin du printemps ne donna lieu à aucun changement majeur. Juin succéda à mai, puis les chaleurs de juillet firent leur apparition. Dans sa tenue de mécanicien, Eugène transpirait à grosses gouttes; il redoutait les périodes d'affluence lors desquelles il devait se dépenser sans compter. Il n'avait rien le droit de boire devant les clients, la direction comptait sur lui pour rester irréprochable. Les pauses étaient rares et il trouvait le temps long.
À la fin du mois de juillet, les orages se succédèrent. Aristide était particulièrement attentif, il lisait les bulletins météorologiques, guettait le moindre nuage; il espérait que la foudre tombe bientôt sur leur toit. Sa mère était ravie de cet empressement, elle le complimentait à longueur de journée et en profitait pour adresser des reproches à ses frères.
"Voyez comme Aristide prend bien soin de son père. Lui au moins fait le nécessaire pour que tout se passe bien."
Les deux aînés espéraient que la critique soit courte. Ils s'abstenaient de toute remarque, baissaient la tête et prenaient l'air contrit.
Le dernier jour de juillet était un dimanche. Eugène avait passé la journée entre la chambre et la cuisine. Il s'était levé tard et était resté oisif. Il profitait de sa journée de congé pour récupérer des forces. Dans le petit appartement, l'atmosphère était étouffante: il y faisait chaud et quelques relents de viande avariée empuantissaient l'atmosphère. En fin de journée, le vent se leva, le ciel se couvrit d'épais nuages noirs: l'orage approchait. Immédiatement, Aristide et sa mère s'accoudèrent à la fenêtre et s'abîmèrent dans la contemplation des éléments. Le bruit du tonnerre se rapprochait, la pluie battait les pavés, l'eau refluait des égouts. Pascal surveillait lui aussi ce qui se passait, alors qu'Eugène lisait un livre à la cuisine. Il fut surpris par des cris et des applaudissements, qui accompagnaient un formidable grondement. Il vit Aristide courir voir son père, il y eut alors quelques instants de silence. Puis le garçon entra dans la cuisine au pas de course, l'air inquiet.
- Qu'y a-t-il? demanda Eugène.
- Ça a fonctionné, répondit son frère.
- Ça a fonctionné?
- Oui, la foudre est tombée. Le lit brûle.
Eugène jaillit de son siège et se précipita dans la chambre. Le feu ne faisait que débuter, de petites flammes s'élevaient des draps. Il les arracha, ouvrit la fenêtre et les jeta dans la rue. Aristide était revenu avec une marmite d'eau, il inonda la source de l'incendie, qui n'était autre que le grillage métallique. Le corps de Pierre Morel avait été atteint, son origine humaine était encore moins visible qu'auparavant. Pascal et sa mère firent leur entrée, l'air surpris.
- Que s'est-il passé? demanda Pascal.
- La foudre a mis le feu au lit.
- Tu mens, hurla Madame Morel. Vous mentez tous les deux! Tous les trois! Vous ne voulez pas que Pierre vive!
Elle pleurait à présent avec effusion, elle poussait de longs brames atroces, agitait ses bras en mouvements désordonnés. Eugène la prit fermement par les épaules; il esquiva la gifle, secoua sa mère:
- Mère! Vous perdez la raison! Père est mort depuis longtemps, rien ne pourra le faire revivre!
Elle ne répondit rien. Lentement elle retrouvait son calme; elle essuya les larmes d'un mouvement nerveux, renifla, regarda la chambre avec surprise, s'arrêta longuement sur le corps de son mari.
- Voyez, mère, il est mort depuis longtemps. Il est aussi sec qu'une momie maintenant, et rien ne pourra le faire revivre.
Elle baissa la tête, respira bruyamment. Son corps maigre était encore secoué de sanglots. Quand elle leva à nouveau les yeux, tous purent voir la détermination de son regard. Elle annonça d'une voix claire:
- Remettez tout en place. La prochaine fois sera la bonne.
Malgré tous leurs efforts, ils ne purent la faire changer d'avis.
***
Un homme en uniforme de vigile vint voir Eugène durant sa pause.
- Monsieur Morel? La direction aimerait vous voir.
Eugène emboîta le pas de l'homme. Ils traversèrent les rayons encore vides: il était midi, les clients se faisaient rares. Ils prirent l'ascenseur jusqu'au dernier étage, l'homme lui fit signe d'entrer dans le bureau du directeur. Il n'y avait encore personne dans la pièce; Eugène imagina s'asseoir, mais renonça. Il fallait attendre d'y être invité.
La table, un imposant meuble en bois, était libre de tout dossier. Un sous-main en cuir, une lampe à pétrole et une plume étaient les seuls éléments visibles. Il ne vit pas d'encrier, peut-être se trouvait-il dans un tiroir. Les murs étaient garnis de bibliothèques: des journaux et des catalogues, des livres de comptes, une encyclopédie. Aucun signe ostentatoire de richesse, aucun article de journal affiché au mur: le maître des lieux ne se sentait pas le besoin d'exposer sa réussite.
Le temps parut rapidement long, le jeune homme aurait aimé s'asseoir et profiter de sa pause. Il attendit stoïquement, bien droit, les jambes raides et ankylosées. Il guettait les bruits de pas dans le couloir, tous les signes d'activité. La pause était terminée depuis longtemps quand la porte s'ouvrit enfin. Le directeur entra, posa son chapeau sur le bureau et aperçut enfin Eugène.
- Monsieur Morel, n'est-ce pas?
- Bonjour, Monsieur. Oui, Monsieur.
Sans une hésitation, l'homme prit un livre dans un rayonnage et l'ouvrit.
- Vous avez commencé il y a huit mois, c'est exact? Vous avez été engagé comme vendeur au rayon chaussures. Vous travaillez maintenant à la cireuse. Votre motivation a été appréciée, mais vos derniers rapports sont négatifs.
L'homme ne leva pas les yeux de son dossier. Il ne recherchait aucun acquiescement, n'attendait aucune justification. Son visage était aussi neutre que sa voix, il n'avait l'air ni chaleureux ni menaçant.
- Nous n'avons pas reçu de plaintes de clients. Par contre, la surveillance vous trouve peu enthousiaste et les ventes s'en ressentent. Si vous ne vendez pas, il n'y a pas de raison que vous receviez un salaire. Il va donc falloir effectuer un choix.
Le visage de l'homme resta absolument neutre, il regardait Eugène comme s'il s'agissait d'un rouage dont il ne comprenait pas la raison d'être.
- Il y a quatre possibilités. Soit vous prenez la porte.
Eugène tressaillit intérieurement.
- Soit je diminue votre salaire. Soit vous changez de rayon. Ou alors, vous faites preuve de motivation et vous pouvez rester aux mêmes conditions. Qu'en pensez-vous?
- Je suis prêt à investir toute mon énergie!
L'homme sourit faiblement.
- C'est ce que tout le monde dit. Je n'ai pas de raison particulière de vous faire confiance. Au contraire: j'ai eu vent d'étranges rumeurs.
Il s'éclaircit la gorge et se replongea dans son dossier. Eugène dansait d'un pied sur l'autre, il brûlait de confirmer sa bonne volonté et sa motivation. Il ignorait quelles rumeurs avaient pu filtrer, il s'était efforcé de se faire discret. L'homme ne semblait pas sensible à son malaise. Il s'était levé, les mains dans le dos, et il admirait la vue depuis sa fenêtre.
- Regardez, Monsieur Morel, la ville est en train de changer. D'ici cet automne, les routes vont être éventrées, les immeubles détruits, de nouveaux moyens de transport vont révolutionner la vie de milliers de personnes. Et que disent-ils? Ils tiennent à leurs appartements insalubres, à leurs petites boutiques miteuses. Ils ont l'impression que l'avenir ne leur réserve que du mal.
- C'est vrai, dit Eugène. Ils ne croient pas à la technologie, ils craignent la vapeur, les machines. Ils sont certes fascinés, mais ils en ont peur.
- On m'a pourtant dit que vos parents tiennent une cordonnerie minable. Choisissez soigneusement: vous pouvez encore vous joindre au train des visionnaires, mais vous pourriez tout aussi bien rester sur le pavé. La mécanique du monde n'a pas d'états d'âme.
- Je sais. Ma famille était opposée à ce que je vienne travailler ici.
- Vous avez de l'ambition, jeune homme. Il est dommage que vous ne vous investissiez pas davantage. Je vous laisse une chance, sachez que c'est la dernière.
- Merci, Monsieur.
- Retournez vite à votre poste, à présent, les clients vous attendent. Dépéchez-vous!
Eugène quitta la pièce au pas de course, dévala les escaliers et retrouva la machine. Les clients attendaient et il s'empressa de répondre à leurs attentes. L'entretien lui avait donné un coup de fouet, il était sorti de sa torpeur et avait un but, une ambition. Il travailla avec entrain jusqu'à la fermeture.
Sur le chemin du retour, il observa les préparatifs des travaux. En effet, des balisages avaient été disposés. Un groupe d'ouvriers dessinait des marques: il s'en approcha avec curiosité et tenta d'observer les plans. Il ne vit rien, mais sa curiosité était piquée.
Il regagna l'appartement le coeur léger. Il trouva son petit frère en larmes.
- Que se passe-t-il?
- Mère s'en est allée fumer de l'opium, répondit Aristide.
Eugène fut tenté de sourire.
- Elle a rompu son contrat. Nous n'avons donc plus de raison de céder.
- Elle dit que c'est de notre faute...
Il renifla bruyamment et poursuivit:
- Elle m'a dit de continuer comme auparavant, sans quoi elle nous dénoncerait à la sûreté publique.
Eugène ne put retenir un juron. La situation n'allait pas en s'améliorant, le dénouement ne serait pas heureux. Sa bonne humeur devait être bien fragile, il n'avait fallu qu'une seule bourrasque pour qu'elle vole en éclats.
Le soir venu, il se mit en colère contre sa mère. Elle était abrutie par la drogue et n'offrait aucune résistance; elle se bornait à répéter ses menaces. Les deux jeunes frères se gardaient bien d'intervenir, mais ils restaient attentifs et faisaient des signes à leur aîné.
- Vous savez bien que c'est moi qui amène l'argent à la famille. Pourquoi devrais-je continuer à vous héberger et à vous nourrir?
- Tu finiras au bagne.
- Et pourquoi ne vous dénoncerais-je pas?
- Je suis ta mère.
- Et le magasin? C'est moi qui en paie le loyer. Avez-vous vendu une seule paire de souliers en un mois? Pouvez-vous participer aux frais? Non! C'est même moi qui finance votre opium!
- Tu finiras au bagne, et tes frères avec toi.
- Avez-vous perdu la raison? Vous voulez faire revivre votre mari, vous projetez de faire condamner vos enfants. Vous êtes folle!
- Je suis ta mère.
- Est-ce là votre seul argument? Est-ce ce qui justifie que vous nous menaciez? Que vous accomplissiez des actes aussi déraisonnables? Que vous condamniez vos enfants à la misère et au malheur? Ne voyez-vous pas que le monde change? Possibilité nous est offerte de commencer une nouvelle vie, et vous restez là, dans votre magasin minable, à attendre que la pluie chasse un client à l'intérieur.
- Le magasin va disparaître.
- Vous allez le vendre? C'est une bonne chose, mais ne croyez pas que l'argent vous reviendra.
- L'immeuble aussi va disparaître. Tout le quartier va disparaître. Des machines vont prendre notre place.
En un instant, la colère fut remplacée par une douce euphorie.
- Et vous trouvez que la nouvelle est mauvaise?
***
En une semaine, des avis avaient été placardés sur toutes les portes, des marques avaient fait leur apparition sur les pavés et des constructions de chantier colonisaient les rues. Eugène avait reçu un avis d'expulsion et s'était mis en quête d'un appartement. En périphérie, dans les nouveaux quartiers, il avait trouvé un immeuble moderne dans lequel il louait quelques pièces. Il empruntait le tramway pour se rendre au travail; Pascal apprenait à présent la mécanique, tandis qu'Aristide préférait s'attarder dans les bibliothèques.
Tout cela ressemblait au bonheur. La modernité triomphante avait écrasé l'obscurantisme, la ville avait repris ses droits sur les quartiers les plus sombres, les zones de non-lieu disparaissaient. Chacun pouvait vivre dans un appartement lumineux, chauffé par un astucieux réseau; il n'était plus nécessaire de charger le poêle et de souffrir des pénibles émanations de fumée. Les lampes à pétrole et les chandelles devenaient rares. La technologie faisait irruption dans le quotidien. Les trois frères Morel pouvaient soudain jouir de tout ce luxe qu'ils avaient cru réservé aux puissants. Pascal faisait montre de ses nouveaux talents, il aidait Eugène à concevoir d'audacieux appareils. Aristide, lui, s'intéressait à la mécanique de l'âme et de l'esprit: il se passionnait pour la physiognomonie. Il rêvait de découvrir la manière d'échapper à la malédiction de sa famille. Petit-à-petit, il était parvenu à s'intégrer aux scientifiques de son époque: il avait assisté à des conférences où son jeune âge avait moins surpris que son enthousiasme et ses connaissances. Il espérait pouvoir bientôt conduire des recherches. Grâce à ses lectures, il saurait bientôt diagnostiquer et guérir. Les recherches progressaient rapidement, les premières applications pratiques semblaient imminentes. Le contrôle des destinées n'était qu'une affaire de temps. Les trois frères étaient emplis d'espoir.
Mais, parfois, les remords les rongeaient. Ils avaient abandonné leur mère: elle n'avait pas voulu les suivre, elle comptait rester aux côtés de son mari jusqu'à la destruction de sa maison. Elle errait, ivre d'opium, dans le misérable appartement, elle pleurait aux côtés de son mari. Eugène était allé la voir; elle ne l'avait pas reconnu, s'était à peine rendue compte de son existence. Elle déambulait, le visage inerte et l'esprit embrumé, elle attendait que l'immeuble s'effondre. Son fils avait supporté cet affligeant spectacle une après-midi durant. Après plusieurs tentatives, il avait renoncé à la persuader et l'avait abandonnée. Il avait laissé un peu d'argent sur la table. Il savait à quoi elle l'utiliserait.
Une semaine plus tard, il apprenait par la presse que l'immeuble était tombé. Nulle mention n'était faite d'un cadavre momifié; la presse avait d'autres sujets à traiter, elle s'emportait contre cette culture de la pauvreté, ces velléités passéistes. Certains habitants avaient voulu s'armer pour se défendre, ils avaient constitué des barricades, rapidement prises d'assaut par les forces de l'ordre. Des procès étaient en cours. Les travaux ne dépendaient pas de leur issue, les vieilles ruelles laissaient la place à de larges avenues où les véhicules circulaient de concert. Moins de complications, moins d'embouteillages, la vie s'accélérait.
La Gazette avait titré "LE TRIOMPHE DE LA MODERNITÉ" et s'était enorgueillie des succès de l'urbanisme bien maîtrisé. Eugène avait accroché la page au mur. On y voyait, méconnaissable, un immeuble en partie éventré, et à l'intérieur les reliques des temps anciens: les tableaux des ancêtres accrochés au murs, les vieux poêles, des bassines que l'on devinait rouillées... On y sentait l'odeur de fumée, de moisissures et de graisse rance, l'odeur du passé.
Le papier jaunirait et les souvenirs s'estomperaient. Il se tournait vers le futur, qu'il savait radieux.
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