La laitue

Publication : mercredi 25 avril 2018

Je n'ai aucun souvenir de mes parents. Ni de mon père, ni de ma mère. Je suis une "self-made plante". J'ai toujours choisi moi-même la voie à suivre, l'orientation à choisir, le bon moment pour croître ou pour accumuler de l'énergie. Mes racines, étendues et ramifiées, récoltent toute l'eau et tous les nutriments à disposition et mes feuilles épaisses me fournissent, jour après jour, l'énergie dont j'ai besoin. Depuis longtemps déjà, j'ai repoussé les invasions du gazon, privé le trèfle de lumière; seule l'ombre dentelée d'une feuille de pissenlit vient encore me déranger les matins ensoleillés. Mais ma croissance le prive lentement de son eau. D'ici quelques jours, s'il ne pleut pas, elle sera morte, sans avoir trouvé la force de pointer une fleur vers le ciel. Un adversaire en moins. Je n'y prends pas particulièrement de plaisir, mais je n'éprouve aucune pitié. C'est mon rôle, simplement.

Le soleil est levé depuis quelques temps. Malheureusement, les grands ennemis le voilent et l'air est humide. Aucune laitue n'a trouvé de moyen de lutter contre les nuages. Ils restent sourds aux prières comme aux menaces et dispensent leur pluie au gré de leur humeur. J'ai puisé l'eau dont j'avais besoin, mais mon corps fonctionne au ralenti. Je dois me contenter d'attendre. L'inaction est pénible, d'autant plus que j'avais en projet de fleurir rapidement. J'étais en train d'évaluer mes réserves et l'énergie qu'il me faudrait dépenser, quand une affreuse douleur m'a tirée de mes calculs. Pas de doute, je me faisais manger. Selon la nature des morsures, leur fréquence et leur taille, il s'agissait d'une limace. Contre ce genre d'ennemis non plus il n'y a rien à faire, si ce n'est attendre qu'elles soient repues, que le soleil les chasse et que la pluie efface leurs traces de bave.

La limace avait un appétit terrible et elle semblait décidée à me manger toute entière. Je trouvais malheureux qu'elle ne s'attaque pas plutôt à la feuille de pissenlit, mais elle le trouvait sans doute trop acide. Elle se doutait bien que mes feuilles étaient plus savoureuses. La perfection a aussi ses défauts.

Par chance, les grands ennemis avaient été chassés, et mon allié le plus précieux, le soleil, est revenu. Je me suis sentie pleine d'énergie; la limace était devenue un problème bénin. Elle me mordait d'ailleurs moins vite. Sans doute craignait-elle la morsure des rayons et se préparait-elle à prendre la fuite. Elle continuait cependant à brouter ma feuille extérieure, non sans répandre sa bave gluante. Quelle créature répugnante!

Et soudain, avant même qu'elle ne fasse mine de partir, elle s'est fait soulever et a disparu. J'ai senti les rayons affluer à nouveau dans mes feuilles et j'ai remercié l'esprit bienfaisant qui m'avait protégé.

 

Encore une vieillerie…