Couverture
Vous vous attendez à lire l'aventure d'un humain, n'est-ce pas? Ou d'un animal, ou d'une créature imaginaire comme le hobbit, qui est très à la mode. Et vous lui offrez gracieusement la capacité de penser, parce que vous avez besoin de vous identifier à votre héros et vous estimez que la pensée est typiquement humaine? Ce que les humains peuvent être égoïstes! Ils croient qu'ils sont plus ou moins les seuls à penser. Pourtant, toutes les choses que vous voyez ont cette capacité. Elles n'ont pas de bonne adéquation entre leurs pensées et leur corps, c'est tout.
Moi, je ne suis ni un humain, ni un rat, ni un elfe, ni un Zal3gx-0g3b2 de la planète Qat-6. Je suis une couverture. Un bout de tissu. J'habite un asile pénitentiaire, qui n'est rien d'autre qu'une prison avec un joli nom. Je trouve même qu'«asile» fait assez humaniste. On s'attendrait à une ambiance chaleureuse.
J'habite un parallélépipède rectangle métallique de deux mètres de long, deux de large et deux de haut. Au plafond, qui est blanc immaculé, il y a une ampoule protégée par deux barres de fer épaisses qui s'entrecroisent, pour éviter qu'on ne la brise. Au sol, il y a des toilettes. Elles sont fonctionnelles et propres. Au mur est fixé un lit. Et voilà, il n'y a rien d'autre.
Pendant au moins quinze heures par jour, il y a une humaine. C'est bien son histoire que je vais raconter; si vous pensiez encore que j'allais me rabattre sur un humain, vous aviez raison, en tout cas en partie: son destin est maintenant étroitement lié au mien.
Elle n'est pas une prisonnière comme les autres: c'est une prisonnière politique. Cependant, elle s'est fait enfermer en tant que voleuse à l'étalage, parce que les voies de la Justice sont impénétrables. Pour ce délit somme toute modeste, elle a été condamnée pour une durée indéterminée, sans doute plus longtemps qu'une tueuse ou une tortionnaire. Je suppose qu'elle a été condamnée sur de faux témoignages et sans preuve. Comme d'habitude.
Il lui arrive d'être malmenée, à intervalles irréguliers. Le but est de créer une charge psychologique. Les méthodes employées sont technologiques: les séquelles sont difficiles à détecter, ce qui évite les problèmes avec les organismes de contrôle. Je suis choquée de voir dans quel état elle est: alors même qu'elle est convenablement nourrie, en bonne forme physique -elle fait sa gym-, qu'elle prend l'air au moins une fois par jour et parfois pendant plusieurs heures, elle est détruite.
Je ne vois pas pourquoi les humains sont aussi cruels les uns envers les autres. J'imagine qu'il en serait de même avec les couvertures, si elles pouvaient se mouvoir.
Quand elle va bien, elle est belle comme la nuit. Le jour est un cliché et il ne convient pas à une prison. Elle est de taille moyenne, elle a les cheveux noirs et une peau délicate, ce qui est un signe de richesse chez les couvertures. Elle n'est pas jolie au sens où l'entendrait un humain, son visage est trop marqué, mais ce sont ces excès qui la rendent belle.
Au fil des jours, son équilibre mental chavire. Il y a une année, lorsqu'elle est arrivée, elle voyait son emprisonnement comme un passage obligé. Elle avait l'impression de faire partie d'un groupe dans lequel figuraient Gandhi ou Mandela. Elle croyait en la noblesse de ses idées, en un avenir, elle croyait en un monde meilleur. Maintenant elle ne s'identifie à aucun héros. Elle ne se compare pas non plus à un microbe, pas à une poussière, ce qui est dramatique. Elle n'est plus rien pour elle.
Elle perd son existence et dans quelques temps même la liberté ne pourra pas la lui faire retrouver. Les geôliers ne sont jamais les mêmes: impossible d'établir la moindre relation. C'est un des moyens utilisés pour déstabiliser les prisonniers. Au bout de quelques années de prison, il se dit que les moins forts perdent le langage.
À présent, elle ne mange plus, elle s'amenuise, elle ne croit plus en ses idées ni en un quelconque dieu, ni en rien, à part la haine, la violence, la traîtrise, la fourberie, l'avarice. La liste n'est pas exhaustive. Elle a perdu toute confiance en l'humain. Et donc en elle.
Le projet gouvernemental est bien conçu: soit elle sortira aliénée soit elle mourra, et comme les organismes internationaux veillent, tout est prévu. C'est pour ça que je suis là: pour la trahir dans un moment de faiblesse. Elle se pendra à la lampe.
Mon premier texte publié. Je l'ai longtemps considéré comme mon meilleur. Après plus de dix ans, j'ai fini par lui trouver des défauts de jeunesse.
Lorsqu'il est paru, son titre a fait penser à certains que j'étais l'auteur de la couverture du recueil.