Le Justicier
D'un mouvement vif et précis, il alluma son ordinateur. Il attendit que le bureau apparaisse, calmement assis sur sa chaise. Il se préparait à affronter l'adversité et à triompher du Mal. Il lança le navigateur, et les bonnes pages apparurent immédiatement. Il y avait ses habitudes : il connaissait les bons endroits. Les plaines d'Internet n'avaient pas de secret pour lui, il connaissait les lieux où il pourrait se battre, terrasser des monstres abjects et faire triompher le Bien. Il aimait tout ce qui ressemblait à un forum ou à un blog, les discussions le passionnaient. Il maniait le verbe comme les cow-boys le colt, avec souplesse et légèreté.
À peine avait-il lu quelques lignes d'un forum, qu'un premier adversaire apparut. Il avait un avatar d'ourson, et il prétendait que le dernier épisode de la série qu'il avait regardé ne lui avait pas plu. Il émaillait son propos d'anecdotes personnelles sur le divorce de ses parents ; selon lui, sa position était justifiée par sa propre expérience. Le héros avança par surprise, avec précaution. Il dégaina en une fraction de seconde, et écrivit : "Mdr on s'en fout de ta life. Pas étonnant que tes parents aient divorcé avec un looser pareil." Quelques fautes d'orthographe émaillaient son propos ; il considérait que les balles perdues ne nuisaient pas à son efficacité.
Il souffla la fumée qui sortait du canon et poursuivit sa visite. Il aimait bien les séries, elles captivaient les amateurs, qui y voyaient plus que de simples histoires. C'était toujours un plaisir de contredire ces prétentieux. Non, le monde ne tournait pas autour d'eux, les scénaristes d'Hollywood ne s'inspiraient pas de la vie d'adolescents inconnus à l'autre bout du monde. L'humilité leur manquait, comme trop souvent, et il était nécessaire que quelqu'un les remette à leur place.
Dans la section "Nos acteurs préférés", il railla un groupe d'adolescentes qui se pâmaient devant le corps d'apollon de quelque bellâtre. Comme si elles avaient la capacité d'en juger. Normalement, elles ne savaient pas se défendre, elles se répandaient en critiques peu pertinentes ; il n'avait aucun mal à leur faire comprendre qu'elles feraient mieux de retourner jouer à la poupée. Il ressentit la satisfaction du juste qui pourfend le crime.
Mais ces adversaires de bas étage ne le satisfaisaient pas : les victoires n'étaient pas assez éclatantes. Il consulta les journaux : certains aimaient interpeller les lecteurs avec des sujets polémiques. En ce jour, un politicien proposait de réaliser des économies sur les visites des dentistes dans les écoles. Il survola l'article et focalisa son attention sur les commentaires. Il y avait là bien assez d'avis qui méritaient une opposition. La guerre, visiblement, faisait déjà rage ; quelques détonations suffiraient à mettre le feu aux poudres.
Il procéda avec soin, évalua les forces en présence, chercha une première victime. Une certaine Marinette prétendait que les soins dentaires pour ses trois enfants lui coûtait une fortune, sans compter les appareils qui n'étaient pas tous remboursés. Il lui répondit : "Tu aurais mieux fait d'apprendre à compter avant de pondre des mômes. Maintenant tu paies, ça t'apprendra la vie. Assistée !"
Plus bas sur la page, Corentin disait que c'était une bonne idée et que les fonds levés permettrait de renflouer les caisses de retraite. Il rétorqua : "Bravo ! Bel égoïsme, un vieillard qui défend ses dernières dents." Rapidement, le combat s'envenima, les réponses fusèrent. Le travail était fait, inutile de s'attarder.
Il parcourut d'autres sites, fit le tour de ses favoris et visita quelques nouveautés. Il reçut un message, qui lui signalait qu'un modérateur avait supprimé l'une de ses interventions. Après plusieurs heures, ce n'était pas utile : tous les messages suivants étaient conditionnés par le sien, le débat ne disparaîtrait pas. Il rit de la fameuse menace : "À la prochaine infraction aux conditions générales d'utilisation, votre compte sera bloqué." Ce n'était pas un exploit d'en créer un nouveau, il n'y avait que les modérateurs à ne pas le savoir. Mais ils se prenaient pour des shérifs, à vouloir faire régner l'ordre dans le domaine public. Des censeurs, qui s'opposaient à la liberté ! Lui, il était libre, il sentait le vent fouetter son visage, et il échappait sans difficulté à ces imbéciles.
Au hasard de ses pérégrinations, il tomba sur la page de quelqu'un qui se prétendait écrivain. Il connaissait ces engeances, des prétentieux qui racolaient des admirateurs sans stratégie commerciale établie. Il visita, nota quelques points douteux et chercha le bon angle d'attaque. La section Commentaires lui tendait les bras, quelques groupies s'extasiaient sur la qualité et n'arrêtaient pas de répéter "trop d'accord" et autres inepties. Il fallait agir, leur révéler à quel point l'esprit critique leur faisait défaut. Déjà, un écrivain qui n'a rien publié... Il commença par une feinte : la première ligne de son commentaire laissait croire qu'il allait être positif. Mais l'illusion ne serait que de courte durée.