Fin du Monde

Publication : mercredi 25 avril 2018
J'avais le choix entre Noël et la fin du monde. Comme Noël a lieu toutes les années et la fin du monde seulement quelques fois par siècle, le choix était vite fait. Mes excuses à ceux que le sujet exaspère.

 

Au début, je n'y croyais pas trop. La fin du monde, ce n'est pas la première fois qu'on nous en parle. Et on est toujours là. J'étais sceptique, mais ma copine du moment était plutôt inquiète à ce sujet. Il faut dire, elle voulait un enfant, alors ce n'était pas une bonne nouvelle pour ses projets. Elle trouvait méchant de faire naître un bébé qui ne vivrait que quelques mois. J'étais assez d'accord avec elle sur ce point. Et du coup je me suis renseigné.

Là aussi, au début j'étais sceptique. Parce qu'un quelconque savant mort depuis longtemps a écrit que le monde allait disparaître, il faudrait le croire? Qu'est-ce qui permettrait de considérer qu'il aurait été moins bête qu'un autre? On les voit, ces scientifiques, toujours à présenter de nouvelles théories, des explications pour tout. Et au final ils se sont trompés. Alors ils justifient, quelques paramètres de leur expérience étaient instables, etc. Et ils sont payés pour ça! Et bien, en plus. C'est à se demander pourquoi on ne réserve pas la profession aux plus stupides, plutôt que de gaspiller de l'argent pour des expériences probablement ratées qui, de toute façon, ne vont pas changer le monde. Sérieusement!

Mes doutes ont tout de même fini par disparaître. Il n'y avait pas qu'un seul type, mais plusieurs, et ils étaient tous tombés d'accord sur la même date. C'est ce qu'ils appellent un faisceau de convictions, dans les séries. Et quand le faisceau est gros, ça devient une preuve. Alors je me suis renseigné sur ces types et j'ai bien vu qu'ils étaient crédibles. Des spécialistes en calendrier, c'est pas rien. Et je me suis mis à y croire.

Quand j'en ai parlé à mes collègues, il y en a bien quelques-uns qui ont ri. Alors je leur ai demandé de me prouver que j'avais tort et que la fin du monde n'aurait pas lieu à cette date. Ils ont rien trouvé à répondre. Certains étaient un peu sceptiques, mais c'est vrai que ça devait pas mal remettre leurs vies en question. Je comprends que ça fasse un choc. D'ailleurs, j'y ai moi-même réfléchi. Qu'on me dise la date de la fin du monde, c'est bien, mais je préférerais pas mourir n'importe où. Vous imaginez la honte? Surpris par la mort dans sa douche, ou sur ces toilettes. Je préfère ne pas y penser.

Il y a des imbéciles partout. C'est quoi qui est difficile à comprendre, dans les mots "fin du monde"? Non, parce qu'il y a des gens qui s'y croient, ils ont la technique, ils se disent "survivalistes": ils prévoient des bunkers, des vivres et tout ce qui leur permettrait de tenir le plus longtemps possible. Ils apprennent à faire du feu avec des bouts de bois, comme les singes, ils suivent des stages d'entraînement en forêt, à bouffer des racines de fougère. Chacun sa manière de claquer sa thune et de perdre son temps, mais moi quand je lis "fin du monde", je me dis pas qu'il va juste y avoir une tempête et qu'on sera mieux au chaud dans sa petite boîte en béton. Si tout pète, ils gagneront quoi, dix secondes? Génial.

Pour moi, c'était clair, je voulais une belle fin, un feu d'artifice. Alors j'ai planifié. Premièrement, je ne vois pas pourquoi je travaillerais jusqu'au bout. C'est pas le truc à faire, il faut profiter. Alors je me suis fait une liste des choses importantes. Donc, arrêter le travail. Ensuite, faire ses adieux à tout le monde. Ça c'est la partie triste, mais c'est important. Et sinon, il y a les choses qui me feraient plaisir.

Pour commencer, une fois que j'étais sûr de mon coup, j'ai tout envoyé péter. Je me suis engueulé avec mon chef, exprès, je l'ai menacé un peu, j'ai craché sur son bureau et j'ai claqué la porte. Ça valait le coup, je regrette pas. La tête qu'il a tirée. Je l'ai un peu insulté aussi et je lui ai dit tout ce que je pensais de lui, et visiblement ça a bien marché. Pauvre type.

Une fois que ça a été fait, j'ai largué ma copine. Elle faisait un peu chier, elle me disait que j'étais débile et que je ne m'occupais pas assez d'elle. Les trucs des femmes, comme d'habitude. Alors ça m'a fait plaisir, elle a pleuré un peu, surtout quand je lui ai dit de faire ses valises, parce qu'elle avait dix minutes pour lever le camp. Elle a dû être surprise, un peu, mais elle a fini par plier toutes ses affaires et je l'ai aidée à les descendre. Elle n'avait pas amené beaucoup, de toute manière, alors ça a juste fait un peu de vide dans les placards et à la salle de bains. Après le reste je l'ai descendu à la cave, j'ai tout empilé et je lui ai dit de m'avertir quand elle passerait chercher tout ça.

Là, je me suis retrouvé tout seul. Le temps avait passé, mais j'avais encore un bon mois à tuer, pas de projets, juste faire ce qui me plaisait. Le soir, il y avait rien à voir à la télévision et je m'ennuyais un peu. Alors je suis sorti faire la fête. Je me rappelle plus trop de la soirée, mais je me suis réveillé avec une fille que je connaissais pas. Plutôt moche, alors on a mangé un truc ensuite je l'ai mise à la porte.

Ça a continué comme ça quelques jours. Certains soirs j'étais trop bourré, je me suis même fait arrêter par les flics. J'ai squatté avec des potes, je suis allé dans des boîtes, un peu de tout. Mais ici il n'y avait rien d'ouvert certains jours et les voisins étaient un peu nerveux. Alors j'ai mis les voiles, j'ai pris la voiture et je suis parti en vacances. La mer, les filles en bikini, les cocktails sur la plage... J'ai emprunté de l'argent. De toute manière, je n'aurai pas à le rembourser. Les banquiers, ils ne réfléchissent pas, ils ne se tiennent pas au courant? Ils prêtent comme si c'était pas bientôt la fin du monde, sans se poser de questions. Quand je vois qu'ils donnent des conseils en prévoyance... Sérieusement.

La plage, c'est le pied, avec les hôtels de luxe et les discothèques ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J'ai envoyé des cartes postales à la famille, j'ai fait du ski nautique, j'ai profité à fond. Le souci, c'était que l'argent partait vraiment vite. Au début, je faisais pas trop attention, champagne pour tout le monde, ça me dérangeait pas de faire péter l'addition. C'est pas mes thunes, après tout, c'est offert par la banque. Mais je ne voulais pas me retrouver trop serré pour les derniers jours.

Le temps a passé et il a bien fallu que je rentre. J'avais bien profité, maintenant il restait quelques trucs pénibles à faire. Je suis allé voir mes parents, ils n'ont pas trop compris. Je leur ai dit que je repasserais, comme je dis toujours. Il faut pas trop les déboussoler, ces vieux, ils perdent vite la boule. C'était un peu triste de pas pouvoir leur dire au revoir correctement, mais de toute manière je n'avais rien préparé à leur dire. Une boîte de chocolats et c'était réglé.

J'ai été chez des potes, on a regardé le match, et je leur ai dit que c'était mon dernier, que la fin approchait. Ils m'ont dit qu'il fallait fêter ça, JP a ouvert l'armoire où il range les bouteilles et on s'est fait des cocktails. Au début, on était sur du classique, whisky-coca, ce genre. Et puis, après, on a essayé de faire des trucs plus originaux, on a regardé la recette des classiques, le Caïpirinha, le Bloody Mary, et les autres. Mais il y a plein d'ingrédients qu'on avait pas, alors on a remplacé comme on a pu, le jus de citron par du limoncello, le jus de tomate par du concentré. Les résultats étaient assez variables, mais ça valait le coup. Certains ont vomi, d'autres ont juste dormi sur place, la tête sur les genoux. On a pris des photos. Et ensuite, ça s'est un peu calmé et on a discuté, autour d'une table. JP m'a demandé ce que je comptais encore faire de mon temps. Lui, il aurait aimé partir en Chine voir la Grande Muraille. Chacun son truc, autant la Chine ça doit être sympa, encore que les asiatiques ont pas assez de poitrine, autant aller voir un long mur, quel intérêt? C'est que des kilomètres du même truc, y a rien de passionnant. Non, moi je serais plutôt allé voir des gratte-ciel je sais pas trop où, là où il y en a des beaux. Il m'a dit des noms, mais il faut prendre l'avion, ça commence à faire court. Alors on a parlé d'autres choses, des expériences qu'il faudrait avoir vécues. C'est vrai que le saut à l'élastique me tenterait bien, pourquoi pas après tout. Bon, il fait un peu froid et sous la pluie ça ne vaut pas le coup. Bien dommage, mais je peux mourir sans avoir vécu ça.

Après on a parlé de cul. Il avait envie d'essayer des trucs et je me suis dit que moi aussi, pourquoi pas. On s'est donné rendez-vous pour le lendemain soir, c'est-à-dire il y a deux jours. Je passerai la scène sous silence, ça valait le coup, mais c'était pas aussi bien que ce qu'on aurait aimé quand-même. Trop cher pour ce que c'est et ce qu'on en dit. Un truc de frimeur, plus ou moins, on fait croire aux autres qu'il faut l'avoir fait et on se congratule après. C'est bien pour faire son intéressant. À la sortie, on est allé se saouler, JP a du talent pour ça.

À ce stade, il ne manquait que la conclusion; j'ai passé une journée à dormir, j'étais un peu malade. Le terme approchait et je n'avais plus rien de prévu. Alors j'ai regardé la télévision, bien installé dans le canapé, avec une couverture, une bière et des chips. Ça fait passer le temps, toutes ces émissions. J'aurais bien aimé participer, une fois. Pas un de ces jeux pour intellos où on gagne rien. Un jeu débile, une grosse bagnole, du pognon, des choses simples. Je vais pas apprendre des trucs inutiles par cœur rien que pour gagner un dictionnaire. Je risque pas d'en ouvrir un prochainement, d'ailleurs, et ça vaut rien. Une belle caisse de sport, décapotable, avec un beau gros moteur bien puissant, ça c'est la classe. Quand je vois ces pigeons qui participent et qui hésitent sur des questions débiles, je me dis que je gagnerais facile. Et puis normalement il y a des jolies filles, la présentatrice, ou des hôtesses, comme ils appellent ça. En coulisses, ça doit être possible de se détendre.

Et puis, le jour J est arrivé. C'est un peu con, ça, d'ailleurs, pourquoi le jour J? J comme jour? Ils auraient pas pu trouver autre chose, le jour J, l'heure H? Est-ce qu'on dit aussi la seconde S? D'ailleurs, je n'avais aucune idée de l'heure à laquelle ça se produirait. Je suis allé voir sur des sites, ils étaient bien d'accord sur le jour, mais l'heure ils n'en savaient rien. Avec le décalage horaire ça devenait compliqué comme discussions; j'ai éteint, j'ai passé quelques coups de fil, depuis mon lit, histoire de pas me faire surprendre. Au final, je suis resté toute la journée au lit. Le soir, je me suis relevé, j'avais faim. J'ai pas pensé à prendre des trucs à bouffer, la fin du monde c'est bien beau, mais ils auraient pu donner une heure précise. J'avais bien des biscuits et des chips qui traînaient, mais j'avais fini les bières la veille. Ça aurait été dommage d'en laisser. J'aurais dû penser au champagne. Mais je l'aurais bu ce matin et j'aurais encore eu soif. Ce que ça peut être long, quand-même, une journée. C'est dingue, quand on y pense, on a l'impression que ça passe vite, mais si vous vous amusez à regarder votre montre pendant une minute, vous allez voir, c'est long. D'ailleurs, à force de voir à quelle vitesse le temps passait, je me suis mis à faire des trucs. Mes mains étaient moches, il a fallu que j'aille me chercher un coupe-ongles. Et du même coup, à la salle de bains, j'en ai profité pour me raser. J'ai fait vite, ça m'aurait ennuyé de me faire surprendre avec de la mousse à raser partout sur le visage. Je me suis coupé un peu, ça a saigné, c'est toujours au niveau du menton que ça devient compliqué. Ils devraient faire des rasoirs qui s'incurvent pour prendre la bonne forme. Y en a qui croient que je suis stupide, mais celui qui invente ça il fait fortune facile. Y a combien de mecs qui se rasent tous les jours? Des millions, presque des milliards même. Eh ben, tu fabriques ça, tu en vends une par personne, pas cher, genre un dollar, et paf tu deviens millionnaire. Ou milliardaire. C'est facile, il suffit d'avoir la bonne idée. Moi j'en ai, des idées, je sais me servir de ma tête. Dommage que ça risque plus de m'être utile, d'ici quelques minutes ça sera fini. Il est bientôt minuit et tout le monde était très sûr de la date, donc ça va pas tarder. Dehors, c'est la routine, y a des bus qui passent, comme tous les jours, et plein de gens qui font comme tous les jours. J'attends de les voir, eux, fauchés comme ça par la mort. Sérieusement.

Plus que deux minutes maintenant. Il ne se passe rien de spécial. J'aurais aimé un truc qui en jette, comme au cinéma. Un gros gong, une météorite qu'on voit se rapprocher, ou alors le soleil qui se met à avoir des ratés. Une éclipse, aussi, pourquoi pas? C'est toujours spectaculaire, tandis que là, des crétins qui rentrent chez eux... J'aurais pu faire la fête toute la nuit, aussi, mais déjà je ne pensais pas que ça arriverait si tard, et ensuite avec l'alcool j'aurais eu des risques de rater ça. Ou de mourir au mauvais moment. Là au moins je suis tranquille, pas d'imprévu.

Plus qu'une minute. Ça me stresse, cette histoire. Je ne suis pas certain d'avoir fait tout ce que j'aurais dû. Je ne suis pas trop prêt à mourir, j'ai pris les choses à la rigolade. Au lieu de parler sérieusement, je suis allé boire et faire la fête. Pas terrible. J'ai profité, mais j'aurais pu faire mieux, je pense. Enfin, c'est trop tard pour y penser.

Dix secondes. Je sens mon cœur battre, j'ai comme des frissons. Je retiens mon souffle. Cinq secondes. Je ferme les yeux. Trois, deux, un, zéro.

Ma montre était peut-être un peu en avance. Ça va arriver. Tout le monde était d'accord, je ne vois pas où est le problème. Il y a toujours de l'incompétence quelque part. Des gens trop bien payés, qui sont pas capables de faire leur travail correctement.

Les cloches sonnent minuit. Quelque chose a foiré. C'est toujours pareil, les surprises arrivent au mauvais moment. L'univers avait une histoire bien écrite et il a fallu qu'on décide de changer quelque chose, juste quand il fallait pas. Quel gâchis. La fin du monde est reportée. Je ne sais pas à quand, il faudrait que j'allume mon ordinateur. J'ai envie de cogner sur quelque chose, là, ça me met en rogne. C'est pas possible, je m'étais préparé, j'avais mon existence bien en main, j'ai profité à fond. Et voilà, un petit imprévu et qui c'est qui paie les pots cassés? C'est moi! Toujours les mêmes, ceux qui ont du pouvoir et du pognon ils s'en tirent toujours, ils peuvent toujours s'adapter. J'espère que c'est pas reporté à trop longtemps, là, cette histoire, déjà que c'est pas drôle de mourir.