La Poste

Publication : mercredi 25 avril 2018

Encore une vieillerie. Même avec quelques corrections, je n'en suis pas content.

 

«Nouvelle loi: tous les possesseurs de téléphone portable doivent s'enregistrer à La Poste d'ici au 31 octobre.» Génial. On s'amuse comme on peut à faire des lois inutiles qui font perdre du temps. Simplement parce que certains terroristes pourraient utiliser leur propre téléphone, sans précaution particulière, pour planifier un attentat. Il suffit de lire «terroriste» pour que n'importe quelle proposition de loi soit acceptée.

Motivation, je me suis dit, tu es un bon citoyen, sois sage, participe à la lutte contre les méchants. J'étais déjà de bonne humeur. Durant un moment de temps libre, j'ai profité d'une brèche dans le mur de ma démotivation. Traîne-toi jusqu'à la Poste, ça ne sera pas long. Mes encouragements ont atteint leur but, je me suis approché avec circonspection du bâtiment gris dont les parois en préfabriqué semblaient conçues pour avoir l'air sales. La grande porte a pivoté à mon arrivée. On n'attendait que moi, je me suis senti accueilli.

Non loin de la porte, un appareil moderne et perfectionné m'a offert un ticket lorsque j'ai appuyé sur le bouton. J'ai eu droit au numéro 714. En haut du papier, au-dessus des chiffres, il y a le logo de La Poste, l'heure et le jour, et en dessous la pensée du jour: La Poste, toujours plus proche de vous.

Au-dessus de ce merveilleux dispositif, un fromage était rudimentairement collé à une planche de plastique noir. Un camembert avec une part déjà découpée, sur laquelle était piquée une étiquette: «83% des personnes ont attendu moins de 8 minutes dans cet office.» Rassuré, je suis allé plus avant. J'ai remarqué que trois guichets sur huit étaient ouverts. Une petite foule patientait entre les rayonnages. Le panneau d'affichage automatique, composé de centaines de petites diodes rouges, affichait:

686 B

685 A

684 A

683 C

Puis il y eut une jolie mélodie et le 687 A s'est affiché en haut et a poussé les autres vers le bas, ce qui fit disparaître le 683 dans une magnifique animation de glissement.

Un rapide calcul m'a fait prendre conscience qu'il y avait vingt-cinq personnes qui devaient passer avant moi. En huit minutes au maximum, cela faisait un peu moins d'une minute par client. Belle efficacité.

La mélodie suivante me parut tardive, elle fut accompagnée d'une nouvelle animation de glissement. Elle me parut moins exceptionnelle que la précédente et somme toute assez banale. J'ai regardé ma montre et je me suis rendu compte que quelque chose n'allait pas: le temps passait trop vite. En d'autres termes, je me suis rendu compte que j'aurais la malchance de faire partie des 17% d'élus qui perdaient une demie journée avant d'atteindre un guichet.

Je fis le tour des lieux. Les trois sièges en plastique étaient occupés par une mère et ses deux enfants. Aucun des trois ne hurlait encore. Au milieu de la salle se trouvaient des rayonnages. Les livres abordaient des titres aussi divers que «Le Feng-Shui», «Communiquer efficacement: guide pratique», «Mimi et Loulou à la plage», sans omettre le célèbre «Mon ami le vampire»; des stylos, des trombones. Un étal entier exposait tout ce qui pouvait exister de téléphone: avec fil, sans fil, cellulaires, avec affichage géant et gros boutons ou ne pesant que 28 grammes, avec coques colorées interchangeables, appareil photo, apparence étudiée pour la jeunesse... Non loin, une avalanche de blocs, de cahiers, d'appareils photo, de bonbons, de GPS, de barres de céréale, de cartes postales, de peluches, de gadgets pour touristes, de classeurs, de cartes de vœux, de deuil ou d'anniversaire; des punaises, des crayons de couleur dans de jolies boîtes, des cartons décorés pour les anniversaires, Halloween ou Noël. J'étais déçu de ne pas voir la gamme Nouvel-an ou Pâques. Je frémis intérieurement à l'idée d'en recevoir un. Quel individu pervers avait pu imaginer pareille horreur?

Bien caché au milieu des divers articles, quelques enveloppes normales, de beaux cartons d'apparence neutre...

Une nouvelle mélodie interrompit mes pérégrinations; avec le nombre qu'il y en avait eu, mon tour devait être arrivé. Sur l'écran, le numéro 701 glissa en première position. Le propriétaire du précieux sésame se précipita au guichet C; sa place devant la télévision fut immédiatement occupée. Je ne l'avais pas vue, elle était entourée d'une foule compacte. Je me mis sur la pointe des pieds et regardai ce qui était diffusé. L'écran affichait les manchettes des journaux en alternance avec des publicités pour les offices postaux et leurs services de proximité. La page météo m'apprit qu'il ferait beau à partir du vendredi. Puis les nouvelles du monde m'apprirent qui le film Braqueurs 3 connaissait un plus grand succès que ses prédécesseur malgré le lynchage critique. Une jolie blonde habillée en postière apporta un colis à un charmant jeune homme; ce dernier l'ouvere et un chiot en sort. Morale: les colis sont traités avec le plus grand soin et livrés en un délai record. Un trafic d'armes est démantelé. Les indices boursiers sont en hausse. Le billet 706 partit pour le guichet B. La même publicité apparut à nouveau, ce qui me poussa à partir. Je retournai à l'entrée et j'examinai plus soigneusement l'appareil. Le graphique semblait avoir été fait à la va-vite; le texte comportait plusieurs fautes d'orthographe. Une date est indiquée dans la marge: 26 juillet. Un samedi de vacances; il était même surprenant que certaines personnes aient pu attendre plus de huit minutes. Je supposai que les employés avaient dû improviser un apéritif en fin de matinée.

Le 709 court au guichet A, un large sourire aux lèvres. Encore cinq glissements et ce sera mon tour. À sa droite, un monsieur se fait expliquer en détail les augmentations de tarif. Il réclame un carnet de timbres, mais l'employé ne s'interrompt pas. Il a bien appris la leçon, il présente les chiffres de manière très professionnelle, avec le sourire qui justifie les ajustements des prix. Au guichet C, un chien piaffe d'impatience, il gémit sans attirer l'attention de sa maîtresse. Il finit par uriner contre une poubelle dans l'indifférence générale. Un homme en complet reluque le décolleté de la publicité et se détourne des nouvelles. Mélodie. Une petite fille va au guichet et attend que l'employé ait fini de ranger ses carnets de timbres. Un clochard au genre indéterminé demande à envoyer une lettre. Il a dû mettre de côté un mois de salaire, ça peut arriver. La lettre est un peu crasseuse.

Deux sonneries s'entrechoquent et les chiffres se percutent sur le tableau d'affichage, qui s'éteint quelques secondes. Quelques pixels rouges réapparaissent et 713 A. Les abords du guichet C deviennent glissants et odorants. La petite fille essuie ses larmes et repart avec son enveloppe. Nouvelle sonnerie, 714 B.

Quelque chose se passa en moi; je me sentis envahi par la joie, je courus comme je n'avais jamais couru. Derrière la vitre, l'employé m'adressa un regard irrité et me certifia qu'il était extrêmement pénible de répondre aux mômes. Il n'était pas payé en tant que gardien d'enfant; déjà, pour ce qu'il était payé... Lorsque je lui parlai de mon inscription et réclamai le formulaire idoine, je crus que mon heure était venue. Mais il se domina et m'envoya au guichet E, où quelqu'un ne tarderait pas à venir. J'étais aussi flatté d'avoir droit à mon guichet personnel que suspicieux face à cette nouvelle manœuvre. Je me sentais captif d'une volonté démoniaque.

Étonnamment, la lumière ne tarda pas à apparaître. J'attendis la charmante postière de la publicité. Elle devait être encore plus séduisante en chair et en os, elle me demanderait d'une voix suave de quoi j'avais besoin et si j'étais libre ce soir. Manque de chance, je n'eus droit ni au sourire ni à la blonde. Je remplis le formulaire avec soin, tout en majuscules. Visiblement, l'état estimait que mon état civil, mon domaine professionnel et ma descendance permettraient de déceler mon degré de dangerosité. Je cherchai le métier terroriste, mais il n'y avait que des banalités. Lorsque je relevai les yeux, la lumière était éteinte. Je tentai d'appeler, sans succès. Je glissai la feuille dans la petite ouverture du guichet et retrouvai avec bonheur la pluie et le vent frais. J'étais un bon citoyen!

Deux semaines plus tard, je reçus un nouveau message: "nous constatons que votre numéro de téléphone n'est pas enregistré. Veuillez vous rendre à la Poste dans les plus brefs délais, sans quoi votre téléphone sera bloqué."

Servum Pecus

Publication : mercredi 25 avril 2018

Comme une injection de poison

Qui atrophie le cœur et le dessèche

Se répand la déesse Déclinaison

Avide de sang et de chair fraîche.

 

Le poids des auteurs classiques

[César, Sénèque, Cicéron, Tite-Live]

Nous écrase de constructions syntaxiques

Aux allures cruelles de mesures répressives.

 

Et que dire de la sadique version?

De sa véreuse compagne la scansion?

Et pour justifier ce fardeau complexe,

 

Une seule explication: Dura lex sed lex!

Cette noble langue au charme éléphantin

Applaudissez! Louez-la! C'est le latin.

 

Les passages en latin se trouvent dans les pages roses des dictionnaires. Idéal pour frimer.

À propos du poème, il date de mon passage au gymnase; ma prof de latin avait beaucoup apprécié. Je n'ai fait aucune retouches.

Le règne des machines

Publication : mercredi 25 avril 2018

Les portes du bus s'ouvraient et se fermaient. Un nouvel arrêt, la routine, les visages et les petits matins froids. Les grands manteaux gris et noirs étaient voûtés comme si les vents de l'efficacité et de la rentabilité les ployaient. Parfois, un nez enrhumé, rouge et verruqueux, émergeait d'un col, aspirait de l'air et replongeait entre les plis de tissu. Les yeux embrumés contemplaient les trottoirs qui défilaient, les silhouettes fières des lampadaires et des panneaux de signalisation et penchées des vêtements. Les lumières urbaines s'éteignaient, celles des bureaux illuminaient les traits des ordinateurs et des machines à café.

Un nouvel arrêt, les portes s'ouvraient, déversaient des grappes noires, automatisées, vers leur emplacement. D'autres montaient, les portes se fermaient, le bus repartit. Le soleil se levait, il faisait flamboyer les carrosseries des véhicules, qui couraient joyeusement, profitaient de la fraîcheur matinale, encouragés au passage par les feux de signalisation.


Encore une vieillerie! Très peu de retouches, mais je n'ai pas pu résister.

La laitue

Publication : mercredi 25 avril 2018

Je n'ai aucun souvenir de mes parents. Ni de mon père, ni de ma mère. Je suis une "self-made plante". J'ai toujours choisi moi-même la voie à suivre, l'orientation à choisir, le bon moment pour croître ou pour accumuler de l'énergie. Mes racines, étendues et ramifiées, récoltent toute l'eau et tous les nutriments à disposition et mes feuilles épaisses me fournissent, jour après jour, l'énergie dont j'ai besoin. Depuis longtemps déjà, j'ai repoussé les invasions du gazon, privé le trèfle de lumière; seule l'ombre dentelée d'une feuille de pissenlit vient encore me déranger les matins ensoleillés. Mais ma croissance le prive lentement de son eau. D'ici quelques jours, s'il ne pleut pas, elle sera morte, sans avoir trouvé la force de pointer une fleur vers le ciel. Un adversaire en moins. Je n'y prends pas particulièrement de plaisir, mais je n'éprouve aucune pitié. C'est mon rôle, simplement.

Le soleil est levé depuis quelques temps. Malheureusement, les grands ennemis le voilent et l'air est humide. Aucune laitue n'a trouvé de moyen de lutter contre les nuages. Ils restent sourds aux prières comme aux menaces et dispensent leur pluie au gré de leur humeur. J'ai puisé l'eau dont j'avais besoin, mais mon corps fonctionne au ralenti. Je dois me contenter d'attendre. L'inaction est pénible, d'autant plus que j'avais en projet de fleurir rapidement. J'étais en train d'évaluer mes réserves et l'énergie qu'il me faudrait dépenser, quand une affreuse douleur m'a tirée de mes calculs. Pas de doute, je me faisais manger. Selon la nature des morsures, leur fréquence et leur taille, il s'agissait d'une limace. Contre ce genre d'ennemis non plus il n'y a rien à faire, si ce n'est attendre qu'elles soient repues, que le soleil les chasse et que la pluie efface leurs traces de bave.

La limace avait un appétit terrible et elle semblait décidée à me manger toute entière. Je trouvais malheureux qu'elle ne s'attaque pas plutôt à la feuille de pissenlit, mais elle le trouvait sans doute trop acide. Elle se doutait bien que mes feuilles étaient plus savoureuses. La perfection a aussi ses défauts.

Par chance, les grands ennemis avaient été chassés, et mon allié le plus précieux, le soleil, est revenu. Je me suis sentie pleine d'énergie; la limace était devenue un problème bénin. Elle me mordait d'ailleurs moins vite. Sans doute craignait-elle la morsure des rayons et se préparait-elle à prendre la fuite. Elle continuait cependant à brouter ma feuille extérieure, non sans répandre sa bave gluante. Quelle créature répugnante!

Et soudain, avant même qu'elle ne fasse mine de partir, elle s'est fait soulever et a disparu. J'ai senti les rayons affluer à nouveau dans mes feuilles et j'ai remercié l'esprit bienfaisant qui m'avait protégé.

 

Encore une vieillerie…