Journal

Publication : mercredi 25 avril 2018

Après plusieurs tentatives peu fructueuses, je me décide à abandonner mon projet de roman «La prophétie des réseaux». Si l'ensemble ne me satisfait pas, je suis content de certains passages. À vous de juger…

 

Cher journal,

Depuis des années, je m'obstine régulièrement à te sortir d'un tiroir et à commencer un nouveau compte-rendu de ma vie. Parfois, je suis persuadée que c'est par pur masochisme; à d'autres moments je me convaincs que tu m'aides à faire le point sur mes sentiments. Quoi qu'il en soit, une fois devant tes pages blanches, je suis prise d'inquiétude et me mets à radoter. Premièrement, je trouve que s'adresser à son journal et le tutoyer est le comble du ridicule. Ensuite, que j'ai sans doute mieux à faire de ma vie. Encore que j'en doute, à la réflexion.

Ma vie, comme tu ne l'ignores pas, n'est pas une franche réussite. J'ai trente ans, l'âge où, théoriquement, je devrais avoir une vague idée de ce à quoi devrait ressembler mon avenir. Eh bien non. Je suis de nouveau célibataire, après quatre jours d'euphorie. Je n'étais sans doute pas loin de battre un record. J'exagère. Un peu. La réussite professionnelle semble me fuir avec autant de détermination que les hommes. Ce n'est pas par manque d'efforts. Mais parfois je me dis que ma mère a raison: il faut faire un choix entre la carrière et le mari. Elle ajoute souvent que le mari remplace aisément la carrière, puisqu'il offre les mêmes avantages sans les inconvénients. Il faut dire qu'elle chérit l'époque où elle n'avait pas divorcé et où elle pouvait s'occuper de son ménage.

J'ai d'autres aspirations que de pousser mon aspirateur. Jeu de mots, et ce n'était pas volontaire. Je pourrais m'en servir pour une pub, il faut que je le note. «Si vous avez d'autres aspirations que l'aspirateur, pensez au nouveau modèle Aspiroplus!» J'ai déjà fait de la pub pour des lingettes désinfectantes et du produit de nettoyage pour les toilettes, pourquoi pas un aspirateur? On doit penser que, parce que je suis une femme, je suis plus renseignée sur les tâches ménagères. Le domaine de la publicité n'est réputé ni pour sa délicatesse ni pour son éthique, sans même parler de l'exploitation systématique des clichés les plus éculés. Donc les femmes font des pubs pour des produits de nettoyage destinés à des femmes, puisqu'elles se comprennent mieux entre elles. Peu importe qu'elles n'aient aucune expérience avec les éponges. De toute manière un petit cliché vaut mieux qu'un long discours.

Je n'ai pas plus envie de travailler pour des voitures de sport, les affaires des hommes. Je l'ai déjà fait; la bagnole s'appelait l'hirondelle, ça date de quelques semaines et ça ne m'a pas passionné. En fait, peu importe le sujet, je suis déçue de l'absence de créativité. Pour des bagnoles, des comparaisons avec la nature, la liberté et les grands espaces; pour les produits de nettoyage, des mioches qui sont contents quand c'est propre. Ou des trucs modélisés en vitesse qui sont sensés faire peur; mais le produit miracle les chasse et tout redevient d'un blanc immaculé. Depuis combien de temps n'ai-je pas eu droit à un dossier intéressant? Ce n'est pas la bonne question. Il faudrait plutôt dire «depuis combien de temps n'ai-je pas eu à trouver une idée?»

L'entreprise n'est pas un milieu facile. Nouvelle platitude. À vrai dire, je n'ai rien de neuf à raconter. Je pourrais refermer mon journal, mais mes bonnes résolutions triompheront. Ma cheffe est toujours aussi désagréable, la majeure partie de mes collègues est inintéressante, le reste infréquentable. Il faut dire que le milieu de la publicité est extrêmement aliénant: il faut adapter le flot de termes techniques du mandataire aux capacités limitées du public-cible. Les bonnes idées sont systématiquement sapées par ce légume gorgé de chips qui ne comprendra aucune référence si on ne l'explique pas en détail, ne rira que si c'est vraiment très lourd, ne s'identifiera qu'aux stéréotypes les plus imbéciles et s'offusquera dès que l'on s'éloignera un tant soit peu du politiquement correct.

 

J'aime mon métier, même s'il me rend folle. Certains jours il m'apporte la satisfaction des grandes réussites, et le reste du temps j'ai au moins le plaisir de ruiner ces minables de consommateurs. En fait, je dis ça, mais je sais bien que je suis la première à succomber aux trouvailles de mes collègues. Plus jeune, je pensais que connaître les mécanismes de la persuasion me permettrait de m'en prémunir; mais ni le physicien ni l'armurier ne sont à l'épreuve des balles. Je dois l'avoir lu ou entendu quelque part, je doute que ça soit de moi.

Pas plus tard qu'hier, j'ai trompé ma solitude en faisant les magasins. Je me suis fait rêver et je me suis offert ces rêves. J'ai presque eu l'impression de m'accomplir. Je goûte un peu de ce rêve que je vends aux autres. Il se termine généralement amèrement: ce n'est ni un shampooing ni un sac à main qui me fera surmonter la fin d'une relation. Écrit, ça semble d'une logique implacable; dans la vie réelle, ce n'est pas aussi évident. Il faut dire que nous sommes conditionnés à croire que la réussite passe par la possession. Mais je ne vais pas me faire l'apôtre de ces mouvances absurdes qui voudraient que la consommation soit assujettie à la raison. Personne ne les parraine et ils font leurs publicités eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit, je ne parviens jamais vraiment à m'en vouloir, mais je ne suis pas non plus sereine. Je me dis que je vis avec mon temps. Ça devrait être réconfortant.

À peine de retour chez moi, le téléphone a sonné. C'était ma mère qui s'inquiétait pour sa petite. Elle doit avoir un détecteur. Je me demande où ça s'achète. Autre hypothèse: elle tombe toujours juste parce que ça ne va jamais. Sans commentaire. Elle m'a fait le coup de la mère aimante. Je l'ai haïe et j'ai sangloté. Un peu, juste de quoi contenter tout le monde. Ma mère se sent utile et j'ai l'impression fugace de ne pas être blasée.

Au travail au moins, il y a peut-être de l'espoir. D'après Jeannette, l'automne va être plein d'action et de suspense. Avec quelques explosions spectaculaires. Elle aime voir le monde comme une série télévisée. Elle en est la scénariste ou le personnage qui tire les ficelles. Les bons rôles. Elle omet complètement les aspects de sa personnalité qui la feraient plutôt incarner le despote machiavélique, psychopathe et lunatique. Mais elle a du flair, je suis bien forcée de le reconnaître. Elle m'a dit ça pour me remonter le moral, après avoir constaté que j'avais essuyé un nouveau revers sentimental. Décidément, je dois être transparente. D'ailleurs les mâles m'en apportent souvent la confirmation. Mais là n'est pas le propos: selon Jeannette, donc, quelque chose se prépare du côté des grands de ce monde. Une guerre économique, un gros truc. Je ne sais pas de quoi elle parle, mais je sais ce que ça signifie: beaucoup de travail, de la mercatique, de la réactivité. Une jolie publicité si ça marche. Et si ça échoue, il ne me restera plus qu'à suivre les conseils de ma mère et trouver un mari qui m'entretienne. Il n'y a pas d'échec autorisé sur le champ de bataille. À la réflexion, les aspirateurs ne me conviennent pas si mal. J'ai même un slogan.

Jeannette, de son côté, est très enthousiaste. Elle est certaine que ça serait un excellent tremplin pour ma carrière. Ou une méthode radicale pour y mettre fin. Elle m'encourage, elle me prend des contacts. Demain, je rencontre un ami à elle, un papy. Selon ses dires, il lit l'avenir. Carrément. Venant d'une publicitaire aguerrie, je sens le produit de mauvaise qualité. Mais elle a l'air sincère. Je ne sais pas si c'est possible chez elle. Statistiquement, je dirais non, mais sait-on jamais. Je ne vais pas perdre espoir, pas avant la fin de l'été en tout cas. Je vais plutôt aller faire un tour à la piscine. Il doit y avoir des phantasmes bronzés à admirer.

Belle réussite, j'ai écrit une jolie tartine. J'ai au moins utilisé un nombre raisonnable de place, alors que mon précédent essai s'était interrompu après dix lignes pathétiques. J'avais gaspillé un beau cahier relié de cuir. Alors que là, je peux encore croire que mon achat aura été rentable.

Manuscrit

Publication : mercredi 25 avril 2018

Manuscrit

Zevhub le Preux

Publication : mercredi 25 avril 2018

 

 

 

Zevhub le grand héros partit de bon matin

Il traversa les plaines une bouteille à la main

Demanda aux passants "où c'est qu'il est l'dragon?

Si j'ai bien tout compris il rend les gens ronchons."

 

Zevhub le Preux marchait

Zevhub le Preux marchait

D'un pas mal assuré

 

Il gravit les montagnes, traversa les déserts

La soif était terrible, tout n'était que poussière

Son épée, la Hâcheuse, pesait lourd à son bras

Et il sentait le vent annoncer son trépas.

 

Puis il vit le dragon auréolé de flammes

Pourtant il avança en brandissant sa lame

D'un coup de patte il fut rouler dans la poussière

Et le dragon voulut le frapper de ses serres.

 

Zevhub le Preux marchait

Zevhub le Preux marchait

D'un pas mal assuré

 

Alors, suprême effort, il sortit sa bouteille

La dernière, la meilleure, emplie de vin vermeil

Et un courage neuf afflua dans son sang

Il lança son épée qui tua le dragon.

 

Puis Zevhub emprunta le chemin du retour

Il faisait aux passants longs récits et discours

Et chaqu'fois qu'il montrait la tête du dragon

Il recevait des pièces, des bouteilles, des cruchons.

 

Zevhub le preux rentrait

Zevhub le preux rentrait

D'un pas mal assuré

 

Encore une vieillerie que j'ai déterrée je ne sais où. Je suppose que mon but était d'écrire une chanson à boire, ou quelque chose d'approchant. Le nom du personnage doit avoir été généré aléatoirement, à moins qu'il n'y ait une référence que j'ai oubliée. Peu importe…

 

 

 

Présence?

Publication : mercredi 25 avril 2018

L'aurore peignait les nuages de rouge et de mauve et la ville se détachait en ombres chinoises. Les maisons, agencées comme des feuilles de laurier sur une couronne, se réveillaient et s'animaient. Les lumières apparaissaient aux fenêtres, les paupières s'ouvraient, les corps glissaient hors des lits; le rasoir et le grille-pain se mettaient en marche, puis les voitures démarraient. Et les robots restèrent seuls, ils vagabondaient gaiement à la recherche de poussière. L'horloge à eau lâchait des gouttes dans les grandes vasques.

Dans le meuble du vestibule, une machine ronronna et fit glisser un journal fraîchement imprimé, qui atterrit délicatement sur le parquet vitrifié. Les robots l'ignorèrent; pourtant, la une avait de quoi interpeller: "Mystérieux phénomènes stellaires". Une image abstraite, composée d'arabesques et d'entrelacs, occupait tout le reste de la page. On aurait dit l'œuvre d'un calligraphe dément, un message mystérieux et superbe dans une langue inconnue.

La journée suivit son cours sans que rien ne vienne troubler la danse des robots. Ils avaient fini par s'emparer du journal et l'avaient déposé sur la table du salon. Le repas fut préparé, tout était en place pour le retour des habitants. La porte s'ouvrit plusieurs fois, elle ne laissa entrer que des courants d'air. Aucune chaussure ne fut abandonnée dans le vestibule, aucun manteau ne fut suspendu au crochet. La maison, baignée par les lumières du couchant, resta silencieuse. À table, les assiettes furent vidées et disparurent. L'eau coula dans la salle de bains, les serviettes ne quittèrent pas l'armoire. Les draps de lit s'ouvrirent délicatement sans qu'aucun poids ne vienne déformer le matelas. Les soupirs et les ronflements des dormeurs ne se firent pas entendre, les lumières restèrent allumées et les volets ouverts.

Aucun son ne provenait de la ville, les voitures ne circulaient pas. Seule l'horloge à eau produisait de petits bruits d'impact, comme de la pluie sur une mare. Les vagues naissaient, s'étalaient en cercles et s'écrasaient contre les parois. La nuit passa sans que les lumières ne s'éteignent. À l'aube, les robots préparèrent le repas et s'activèrent de part et d'autre. Les bols furent avalés, tout comme le jus d'orange. Un grincement se fit peut-être entendre lorsque la porte s'ouvrit.

 

Encore un vieux texte, quelque peu retouché. Je ne trouve pas le temps d'écrire de quoi alimenter mon site, d'avancer mon roman et de répondre à des appels à texte. Et mon stock s'épuise…