Viande Froide
Voici la nouvelle que j'ai présentée au concours de l'Hebdo et qui n'a pas été retenue (ce qui ne m'a pas surpris vu le thème que j'ai choisi). Il devait s'agir d'une nouvelle policière de 12'000 signes maximum, comprenant un vin vaudois et se passant dans le domaine de la gastronomie.
L'Auberge du Village portait un nom incongru; elle n'en était pas moins réputée loin à la ronde. Elle datait de l'époque où Buchillon n'était pas encore un quartier. Depuis, la ville avait étendu son emprise et remplacé les maisons traditionnelles par de grands immeubles. La grande porte en bois, pourvue de ferrures brillantes et puissamment éclairée, paraissait particulièrement attirante au milieu du béton. Elle s'ouvrait sur un vestibule et sur la salle à manger, une grande pièce dont le sol imitait le marbre. Cinq tables de dimensions diverses y étaient disposées.
Cameron Favre, que chacun appelait par son nom de famille, était le propriétaire du lieu. Contrairement à la majeure partie de la population, il travaillait et touchait un salaire; il ne dépendait donc pas de la Couverture. Il louait un appartement digne de ce nom, pouvait se vêtir selon ses désirs... Mais surtout, il n'avait pas besoin de manger de RES. La Ration Équilibrée Standard était fournie gratuitement, elle constituait la seule nourriture de ceux qui ne gagnaient pas leur vie. Cette bouillie, fabriquée à partir d'insectes et de bactéries, était conçue pour être nourrissante et saine. Si saine que, pour lutter contre l'obésité, son goût avait été rendu écœurant. En consommer était une expérience pénible.
Même parmi les privilégiés, rares étaient ceux qui pouvaient manger à l'Auberge du Village. L'établissement appartenait à la catégorie Prestige, on y servait de la viande et du vin. Cette distinction était accompagnée de mesures sanitaires exigeantes: la cuisine et le service ne pouvaient être effectués que par des robots labellisés et tout était surveillé par des senseurs.
Favre arpentait son auberge. Il avait une heure devant lui avant que les premiers clients n'arrivent. Une équipe de robots s'affairait déjà en cuisine, une autre nettoyait. Les serveurs dormaient encore. Le dernier groupe, réparti entre les différentes pièces, assurait la surveillance. Deux précautions valaient mieux qu'une lorsqu'il s'agissait de nourriture. Devant chaque réfrigérateur blindé, un colosse attendait; le plus impressionnant d'entre eux surveillait les viandes. Favre le contourna; il présenta son iris, introduisit son code et la lourde porte s'ouvrit. Il n'y avait plus que de rares morceaux au frais, soigneusement emballés sous vide. Le prochain arrivage serait livré dans la soirée.
Le led vert du senseur clignotait dans la pénombre. Il signalait que l'air était exempt de tout indicateur de décomposition. Ce dispositif était particulièrement important pour les fruits et les légumes, fragiles en atmosphère polluée. Dans la catégorie Prestige, aucun conservateur n'était autorisé.
Favre ferma soigneusement la porte et contrôla qu'elle était verrouillée. Ils étaient trois à pouvoir l'ouvrir: le gardien, l'un des cuisiniers et lui-même. Lui seul était libre de ses déplacements: le cuisinier n'était pas autorisé à sortir et le gardien n'avait accès ni à la cuisine ni à la salle à manger.
Il revint vers l'entrée; il croisa un robot qui évacuait des épluchures. Mesure sanitaire: les déchets ne devaient jamais attendre, sous peine de déclencher l'alarme.
Stéphane était arrivé et il attendait les premiers clients. C'était le second humain, il se chargeait de l'accueil et des commandes. Le reste du personnel était uniquement robotique, à l'exception du réparateur technique qui intervenait sur appel.
Le livre des réservations attendait sur le comptoir. Il était complet pour les mois à venir. Favre l'ouvrit à la date du jour et regarda les noms. Il y avait un groupe de politiciens à la grande table, un négociant et sa femme, quelques noms moins connus. Et Sandoz, pour deux personnes. Les porteurs de ce nom de famille étaient nombreux, mais rares étaient ceux qui pouvaient s'offrir un repas gastronomique. Il devait s'agir d'Ulysse, un homme d'affaires de mauvaise réputation. Favre eut un instant de doute: et si l'homme était là pour la livraison de viande? Devait-il prendre des précautions particulières?
Les premiers clients arrivaient. Le tenancier attendait Sandoz, qu'il reconnut à la lumière des aménagements urbains. Une belle femme l'accompagnait. Il entra, tendit sa veste au portier et se fit guider à sa table. La salle se remplit sans que Favre ne puisse détacher ses yeux de la nuque de l'homme. Il était attentif à ses conversations, qui ne concernaient pourtant que le menu. Stéphane vint leur demander s'ils avaient choisi.
«J'aimerais savoir, demanda Ulysse Sandoz, quelle est votre viande la plus fraîche?
- Elles ont toutes la même fraîcheur, trois jours précisément.
- Ah, autant?
- Oui, répondit le serveur, nous sommes livrés deux fois par semaine.
- Je comprends, vu ce que ça coûte.
- Aimeriez-vous encore du temps?
- Non, notre choix est fait. Nous prendrons tous deux une Salade du chef en entrée, et pour le plat le poulet.
- Deux Suprêmes de poulet. Et que désirez-vous boire?
- Avez-vous un vin qui ferait l'affaire?
- Un vin blanc, je suppose.
- Oui, de la région, si possible.
- Un vin de Lavaux, dans ce cas. Que diriez-vous d'un Chasselas de Saint-Saphorin? La Cuvée du Bois est particulièrement bonne.
- Ces privilégiés qui ont droit à la bulle.
- Comme vous dites.»
La bulle était un écran de protection, déployé suite à l'acceptation de l'initiative "Sauver Lavaux IX". Cette mesure coûteuse n'était utilisée qu'en de rares endroits; ailleurs, le taux de particules fines était bien trop élevé pour que le raisin puisse être consommé.
«Quel dommage qu'il n'y ait plus de vin de la Côte. On fera avec. Mettez-nous une bouteille, la meilleure année!
- Bien, Monsieur.»
Favre avait tout écouté avec attention; les questions sur la viande l'avaient particulièrement dérangé. Ce n'était pourtant pas le premier client à s'informer de la fraîcheur des aliments. Certains étaient même beaucoup plus désagréables.
La rumeur qui entourait l'homme d'affaire n'était pas vérifiable. Peut-être n'était-elle due qu'à la jalousie. Sandoz devait être venu sans arrière-pensée, pour le plaisir d'un bon repas.
La sonnerie de son portable tira Favre de ses réflexions: le livreur était là. Dans la cour arrière, des gardiens lourdement armés délimitaient un couloir entre le fourgon et la porte. Aucun humain: les robots sont incorruptibles. Le livreur scanna les iris et tendit le bulletin de livraison. Le tenancier vérifia que tout était là et accompagna le porteur. Les emballages hermétiques correctement disposés, il ferma la porte du réfrigérateur blindé, jeta un coup d'œil au colosse et verrouilla la pièce.
Lorsqu'il revint dans la grande salle, Ulysse Sandoz n'était plus dans la pièce; la jeune femme mangeait seule. Il interrompit le compte rendu que lui faisait Stéphane:
- Où est Sandoz?
- Il a reçu un appel.
- Il est sorti?
- Non, il est dans le couloir, vers les toilettes. Il va revenir tout soudain: la fois d'avant en tout cas il n'a pas fait long.
- Ce n'est pas la première fois?
- Non, la deuxième.
- Surveille-le, je n'aime pas ça.
- Entendu!»
Le serveur n'avait pas l'air concerné par les soucis de son patron: comme à son habitude, il coordonnait les robots et passait régulièrement à chaque table. Ulysse Sandoz revint rapidement s'asseoir. Il s'exclama que la soirée se passait extrêmement bien. Il termina son assiette de volaille avec appétit, puis s'excusa à nouveau quelques instants. Favre, tourmenté, prit de nouvelles précautions: il mit deux robots en faction devant la porte.
Les desserts furent servis: les sorbets artisanaux remportèrent un franc succès, le moelleux au chocolat disparut rapidement. Sandoz quitta à nouveau sa chaise et s'enferma dans une cabine de toilettes. Favre l'avait suivi.
«C'est en bonne voie, disait l'homme d'affaire. Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer.
- ...
- Mais non, ne t'inquiète pas, ça fonctionne toujours. Avec ces gens-là, c'est facile, ils n'ont pas l'habitude.
- ...
- Comme sur des roulettes. Je t'appelle s'il y a du spécial.
- ...
- C'est ça, bonne soirée!»
Le tenancier retourna derrière le comptoir du vestibule. Il regarda Sandoz revenir à sa place. Plutôt que de s'y asseoir, il se dirigea directement vers Favre. Il lui tendit la main. Le patron hésita, mais n'eut d'autre choix que de présenter la sienne. Sandoz la serra chaleureusement. Il avait les paumes moites et l'haleine chargée.
"Tous mes remerciements pour cet excellent repas. Je trouve que la viande est tout à fait exceptionnelle dans votre établissement."
La démonstration était chaleureuse et Favre fut forcé d'accepter les compliments et de sourire. Une fois encore, l'allusion appuyée attisa son inquiétude.
L'homme retourna à sa table, termina son café, congratula le serveur et prit congé.
«Il est sympathique, pour finir, commenta Stéphane.
- Tu n'as rien remarqué de spécial?
- Non non, rien du tout. Pourquoi?»
Le patron était déjà parti, la foulée rapide et l'air inquiet. Les robots étaient à leur place. Peut-être n'était-ce que de la paranoïa. Mais il ne serait pas tranquille s'il n'allait pas vérifier. Il déverrouilla la porte, alluma: le cerbère n'avait pas bougé. Il présenta ses iris, composa son code; un déclic, les emballages apparurent, exactement comme il les avait laissés. Il les soupesa: tout était en ordre. Il soupira et sentit la tension refluer.
Il quitta la pièce, non sans verrouiller derrière lui. Les derniers clients n'allaient pas tarder à partir, il devait attendre dans le vestibule. Tout le monde tenait à le féliciter pour la qualité de sa cuisine. Il n'avait fait qu'acheter les robots, tout au plus suggérait-il des recettes et effectuait-il les commandes. Son entreprise était sa fierté, mais parfois les restaurants d'antan le rendaient nostalgique. Il n'avait pas tenu d'ustensile depuis des années, il se contentait de mettre de l'huile dans les rouages, d'assister ceux qui étaient réellement derrière les fourneaux.
Il ne ressentait plus qu'une vague morosité: la soirée s'était déroulée comme il l'attendait. C'était peut-être uniquement pour perturber cette routine que son imagination avait vagabondé. À bien y réfléchir, il était au service des robots. N'importe qui aurait pu occuper sa place, Stéphane serait plus difficile à remplacer que lui. Un vulgaire investisseur! Au moins pourrait-il aller au contact des clients. Il pourrait se sentir plus utile et s'occuper plus intelligemment.
Les nettoyeurs firent leur apparition et tout fut propre en quelques instants. Les cuisiniers s'étaient automatiquement rangés à leur râtelier, Stéphane était parti se changer. Il fit le tour de l'Auberge du Village: tout était calme, les lumières en veilleuse. Il passa devant les cuisines, puis suivit le couloir. Là, il remarqua une ligne de lumière sous une porte. Celle du réfrigérateur à viande.
Sa main tourna la poignée, ses yeux balayèrent la pièce. L'impressionnant colosse attendait à sa place, tandis qu'un robot nettoyait. La porte du réfrigérateur était ouverte sur des rayonnages vides, la lumière rouge du senseur clignotait. Son corps resta immobile alors que son esprit errait. Il ne comprenait pas. Rien n'y faisait, il ne comprenait pas. Un voleur? Un robot? Stéphane? Aucune alarme ne s'était déclenchée, les gardiens attendaient tous à leur place, ils n'avaient rien à signaler.
En désespoir de cause, il consulta la vidéosurveillance. Après son passage, rien ne s'était produit. Et soudainement, sans raison, le senseur était devenu rouge. Le gardien, alerté, avait ouvert la porte, pris la viande et l'avait sortie de la pièce. La mémoire du robot indiquait qu'il l'avait déposée dehors, dans le conteneur à déchets. Toujours soigneusement emballée.
Favre courut. Il savait avant de contrôler que tout avait disparu. Pas une trace suspecte, pas un indice. Il contempla les ordures, les bras ballants. Sandoz l'avait roulé. Sa bonne humeur, ses sous-entendus, ses va-et-vient, ses remerciements. Sa poignée de main. Une banale poignée de main, qu'une substance quelconque avait rendue un peu moite.
Le perfectionnement continu
Je ne peux pas dire que j'aime la beauté. Elle est nécessaire dans ma vie, mais elle repose sur des bases trop peu stables pour s'y appuyer. Elle est trop subjective: chacun a sa propre définition et chacun aime sa propre beauté. Mais, quoi qu'on en dise, il est nécessaire de la cultiver. C'est un impératif pour chacun de nous.
Il y a fort longtemps, peut-être y avait-il une justice. Les personnes qui avaient le privilège de naître belles étaient plus désirables; fatalement, elles en devenaient prédisposées à la syphilis ou à la vérole, qui avaient tôt fait de les rendre laides. Banalement laides.
Depuis, la médecine a pris son envol. La beauté est devenue une préoccupation d'autant plus importante qu'elle est à présent considérée comme un bien de consommation, durable selon les standards actuels. La beauté a une valeur, elle s'achète et se vend. On consomme pour soigner son apparence. Soigner. La beauté a fait sa place dans le domaine de la santé. Car il est admis que chacun a le droit d'être beau. Sinon, pourquoi le remboursement de certaines opérations esthétiques serait-il sérieusement discuté?
À l'heure actuelle, il y a des parents qui ne se rendent pas compte que leurs enfants seront laids. Irrémédiablement laids! Un ravalement complet de leur visage ne suffirait pas à tout harmoniser. Ces gens-là sont des criminels et des profiteurs. Je pèse mes mots. Par leur égoïsme et leur inconscience, ils menacent déjà les assurances sociales de demain. S'il y avait une justice, ils se feraient traîner au tribunal pour tort moral et finiraient leurs jours en prison.
Car chacun a le droit de devenir beau et de le rester. Ce n'est pas une question d'argent. Si les cosmétiques ne sont pour la plupart qu'un moyen de s'enrichir sur le dos des naïfs, la chirurgie esthétique offre tous les traitements nécessaires à la beauté de chacun. La graisse est retirée ou déplacée, la peau tendue, lissée, les rides comblées, les corps et les visages deviennent jeunes et beaux.
Pourquoi en serait-il autrement? Les ouvriers doivent être des éphèbes hâlés par le soleil, les pectoraux ornés de sueur et de poussière. Les longs cheveux blonds des caissières de supermarché doivent couler sur leurs épaules et souligner la délicatesse de leurs traits. Je n'aurais aucune envie de travailler avec des collègues ridés, gras et repoussants. Les beaux visages et les beaux corps qui m'entourent sont un perpétuel enchantement.
Le corps féminin a des propriétés surprenantes. Il est un moyen de séduire, un appel. Et un bien de consommation. Ce n'est pas du sexisme. La femme est une viande qui se mange saignante. Un peu d'assaisonnement pour rehausser le goût, uniquement le strict nécessaire. Pas d'arôme trop puissant, le simple bonheur de la chair fraîche. Un bikini, une touche de maquillage, du vernis à ongles. Un soleil radieux, le souffle du zéphyr dans les cheveux, un palmier, l'eau azur.
Le mâle est au second plan. Il n'a pas les mêmes propriétés, son aura est différente. Nous suivons la voie sans faire de concurrence. Nous sommes tout autant nécessaires à l'harmonie, mais nous n'interprétons que la deuxième voix.
Je ne peux pas dire que j'aime la beauté. Je n'ai pas le choix d'être beau. De m'entretenir, de prendre soin de moi. L'air de rien. Je consulte régulièrement les tarifs des cliniques et les offres promotionnelles. Ceux qui ne le font pas sont stupides ou aveugles. N'y a-t-il pas de meilleure façon de se réaliser que de s'offrir ce qui nous fera du bien? Il y avait eu les peintres, les musiciens et les écrivains. Il y aura les esthéticiens, capables de faire du beau, de remodeler un visage, un muscle abdominal ou une fesse pour les rendre irrésistibles. Sérieusement, si vous aviez le choix entre une œuvre d'art et un humain idéal, choisiriez-vous l'art?
Mais peut-être vous sentez-vous différents. Vous pensez que l'apparence ne compte pas pour vous. Vous parlez du "diktat de la beauté", vous affectez de plaindre ces gens trop égoïstes ou pas assez profonds qui ne se sentent exister que quand ils séduisent. Vous avez sans doute des arguments, peut-être même sont-ils pertinents. Peu importe. Qui comptez-vous convaincre? Vous portez sur votre corps les stigmates de votre frustration. Vous essayez de faire croire que votre faiblesse est en fait une force. Mais la norme n'est pas d'être faible, comme elle n'est pas d'être laid. Le chien à trois pattes pourra être intimement convaincu qu'il est supérieur à ses collègues quadrupèdes, personne n'y croira. Et il mourra comme un chien.
Si vous ne faites aucun effort pour vous, pensez au moins à vos proches. Éprouvez-vous un plaisir mesquin lorsqu'ils ont honte de s'afficher avec vous? Êtes-vous réellement sadique? Vous repaissez-vous de leurs souffrances lorsque leurs yeux croisent votre faciès ravagé par les rides?
Et d'ailleurs, que diraient nos descendants s'ils voyaient qu'il y a encore des rides sur nos visages? À n'en pas douter, ils se moqueraient du manque de volonté de leurs ancêtres. Ces naïfs pensaient sauvegarder ce qu'ils appelaient la nature; le monde ne va pourtant pas plus mal depuis que les vaches poussent comme des végétaux.
La nature est un bien grand mot; elle n'a d'intérêt que si elle est belle. Qui aurait envie de protéger un marais putride colonisé de crapauds pustuleux? Évidemment, la campagne fait vendre, les grands espaces... Mais on pourrait se contenter d'une poignée de panoramas fabuleux. Qu'est-ce qui ressemble davantage à une rivière tumultueuse qu'une autre rivière tumultueuse? C'est là qu'est l'illusion: allez voir sur place les merveilles que vous contemplez en images et vous constaterez qu'il pleut, que le vent vous souffle des embruns au visage, que des détritus se mêlent à l'écume et que les touristes rendent la marche difficile.
Le rêve est supérieur à la réalité: c'est là une vérité sans cesse répétée. Il en est de même pour les êtres humains: la beauté retouchée surpasse la beauté. Devant son miroir, personne ne peut se sentir à la hauteur. L'acide hyaluronique et le silicone ne font que peu de concurrence au pinceau virtuel du graphiste. La frustration fait vendre. L'envie fait vendre, l'orgueil fait vendre, la culpabilité, l'égoïsme, ...
Je ne peux pas dire que j'aime la beauté. Je vis avec et elle me lasse. Je suis un privilégié, je côtoie en majorité de belles personnes. Pas des parvenus, de véritables réussites de la nature. C'est ce que je dois dire, en tout cas. Il est nécessaire de préserver le rêve: pas question de parler de retouche, d'opération. Le mot régime est sorti de mon vocabulaire. Je n'en comprends même pas le sens. Dans mon monde, la beauté est naturelle.
Je connais le revers de la médaille. Il n'y a rien de moins superficiel qu'un mannequin. De plus pragmatique, de plus organique. À longueur d'année, nous comptons les calories, les protéines, les injections, les doses. Nous sommes à l'affût des nouvelles technologies. Nous vivons contre le temps. Et le temps passe vite.
Mon corps atteint ses limites. La limite d'âge, pour commencer. Je mens depuis des années. De discrètes soustractions. Je ne trompe personne. Mon corps est toujours athlétique, la peau de mon visage toujours lisse. Mes mains se décharnent, mes articulations grincent. Mes fonctions vitales n'ont jamais été aussi fragiles. Les carences ont fait des ravages. Si l'enveloppe ne vieillit pas, pourquoi le contenu changerait-il?
J'ai soigné autant que possible. Je me suis soigné, j'ai pris soin de moi. Je me suis réalisé par mon apparence, j'ai augmenté mon bonheur, je me suis offert de la réussite. Je peux toujours travailler.
Je m'étais dit peu importe, je ne vivrai pas vieux. Imaginer ma mort ne me dérangeait pas, j'étais tout à l'ivresse du succès, de l'argent. Les galas et les discothèques. L'impression de compter, l'agréable sensation d'avoir triomphé. Je n'avais pas prévu. Je n'ai jamais pensé à mon avenir. Comme s'il valait mieux éviter de m'appesantir. Il n'a toujours été question que de légèreté. De grâce. Les choses massives n'ont-elles pas droit aux qualificatifs élogieux?
Mon corps n'est pas fait pour le mouvement. Il doit donner l'illusion de l'immobilité. De la translation régulière. Il ne sert qu'à porter. Mettre en valeur des créations. Les faire aller et venir sur des podiums, sans laisser croire que quelqu'un se trouve à l'intérieur. Il ne me reste qu'une fine parcelle d'humanité. Juste le nécessaire pour faire croire que les œuvres que je porte sont destinées à de vraies personnes. Je n'en suis pas une. Mon maquillage fait illusion le temps d'une traversée. Sur papier glacé, je suis plus synthétique qu'organique. Les outils ont retouché, les balances ont corrigé la couleur et amélioré l'éclairage.
Il y avait un temps où les passants se retournaient. J'étais une vraie réussite. Un idéal, un modèle peut-être. Ma beauté était de celles que je vante: rayonnante. Les scalpels me copiaient sans atteindre l'original.
Le temps a passé. Les regards que je capte ne montrent ni admiration ni émerveillement. Je suis bien différent des affiches sur lesquelles j'ai encore la chance d'apparaître. Je ne suis pas devenu monstrueux, ma maigreur passe inaperçue, mes traits ne sont pas difformes. Mais je ne suis plus humain.
Je dois penser à mon avenir. Je pourrais me teindre les cheveux en gris argenté, porter des lentilles aux reflets bizarres. Je serais le vieillard bionique, les machines auraient envahi mon corps et modifié mon apparence. Que puis-je y perdre? Je sais bien que ma carrière est finie. Autant donner un aperçu de notre futur. Il a quarante ans? On ne dirait pas. Je sais que je n'ai plus d'âge.
Je ne peux pas dire que j'aime la beauté. Je la hais pour ce qu'elle m'a fait endurer. Mais je regrette qu'elle m'ait fui.
Poulets rôtis
Un tout petit quelque chose, écrit il y a longtemps et légèrement révisé.
Ils sont des centaines et ils rôtissent. Entassés, serrés en lignes étroites, ils tournent régulièrement et exposent à la chaleur leurs chairs enduites de sauce grasse. De temps en temps, leur corps est immergé, ce qui ralentit le dessèchement de la peau; à intervalles réguliers, ils s'enduisent de jus de cuisson, pour donner plus de goût et une consistance plus tendre à leur viande. Ils ne laissent que dix centimètres entre leurs linges, car ils préfèrent l'élevage en batterie.
Couverture
Vous vous attendez à lire l'aventure d'un humain, n'est-ce pas? Ou d'un animal, ou d'une créature imaginaire comme le hobbit, qui est très à la mode. Et vous lui offrez gracieusement la capacité de penser, parce que vous avez besoin de vous identifier à votre héros et vous estimez que la pensée est typiquement humaine? Ce que les humains peuvent être égoïstes! Ils croient qu'ils sont plus ou moins les seuls à penser. Pourtant, toutes les choses que vous voyez ont cette capacité. Elles n'ont pas de bonne adéquation entre leurs pensées et leur corps, c'est tout.
Moi, je ne suis ni un humain, ni un rat, ni un elfe, ni un Zal3gx-0g3b2 de la planète Qat-6. Je suis une couverture. Un bout de tissu. J'habite un asile pénitentiaire, qui n'est rien d'autre qu'une prison avec un joli nom. Je trouve même qu'«asile» fait assez humaniste. On s'attendrait à une ambiance chaleureuse.
J'habite un parallélépipède rectangle métallique de deux mètres de long, deux de large et deux de haut. Au plafond, qui est blanc immaculé, il y a une ampoule protégée par deux barres de fer épaisses qui s'entrecroisent, pour éviter qu'on ne la brise. Au sol, il y a des toilettes. Elles sont fonctionnelles et propres. Au mur est fixé un lit. Et voilà, il n'y a rien d'autre.
Pendant au moins quinze heures par jour, il y a une humaine. C'est bien son histoire que je vais raconter; si vous pensiez encore que j'allais me rabattre sur un humain, vous aviez raison, en tout cas en partie: son destin est maintenant étroitement lié au mien.
Elle n'est pas une prisonnière comme les autres: c'est une prisonnière politique. Cependant, elle s'est fait enfermer en tant que voleuse à l'étalage, parce que les voies de la Justice sont impénétrables. Pour ce délit somme toute modeste, elle a été condamnée pour une durée indéterminée, sans doute plus longtemps qu'une tueuse ou une tortionnaire. Je suppose qu'elle a été condamnée sur de faux témoignages et sans preuve. Comme d'habitude.
Il lui arrive d'être malmenée, à intervalles irréguliers. Le but est de créer une charge psychologique. Les méthodes employées sont technologiques: les séquelles sont difficiles à détecter, ce qui évite les problèmes avec les organismes de contrôle. Je suis choquée de voir dans quel état elle est: alors même qu'elle est convenablement nourrie, en bonne forme physique -elle fait sa gym-, qu'elle prend l'air au moins une fois par jour et parfois pendant plusieurs heures, elle est détruite.
Je ne vois pas pourquoi les humains sont aussi cruels les uns envers les autres. J'imagine qu'il en serait de même avec les couvertures, si elles pouvaient se mouvoir.
Quand elle va bien, elle est belle comme la nuit. Le jour est un cliché et il ne convient pas à une prison. Elle est de taille moyenne, elle a les cheveux noirs et une peau délicate, ce qui est un signe de richesse chez les couvertures. Elle n'est pas jolie au sens où l'entendrait un humain, son visage est trop marqué, mais ce sont ces excès qui la rendent belle.
Au fil des jours, son équilibre mental chavire. Il y a une année, lorsqu'elle est arrivée, elle voyait son emprisonnement comme un passage obligé. Elle avait l'impression de faire partie d'un groupe dans lequel figuraient Gandhi ou Mandela. Elle croyait en la noblesse de ses idées, en un avenir, elle croyait en un monde meilleur. Maintenant elle ne s'identifie à aucun héros. Elle ne se compare pas non plus à un microbe, pas à une poussière, ce qui est dramatique. Elle n'est plus rien pour elle.
Elle perd son existence et dans quelques temps même la liberté ne pourra pas la lui faire retrouver. Les geôliers ne sont jamais les mêmes: impossible d'établir la moindre relation. C'est un des moyens utilisés pour déstabiliser les prisonniers. Au bout de quelques années de prison, il se dit que les moins forts perdent le langage.
À présent, elle ne mange plus, elle s'amenuise, elle ne croit plus en ses idées ni en un quelconque dieu, ni en rien, à part la haine, la violence, la traîtrise, la fourberie, l'avarice. La liste n'est pas exhaustive. Elle a perdu toute confiance en l'humain. Et donc en elle.
Le projet gouvernemental est bien conçu: soit elle sortira aliénée soit elle mourra, et comme les organismes internationaux veillent, tout est prévu. C'est pour ça que je suis là: pour la trahir dans un moment de faiblesse. Elle se pendra à la lampe.
Mon premier texte publié. Je l'ai longtemps considéré comme mon meilleur. Après plus de dix ans, j'ai fini par lui trouver des défauts de jeunesse.
Lorsqu'il est paru, son titre a fait penser à certains que j'étais l'auteur de la couverture du recueil.